En galeries, de Gilgamesh à Google

Hadrien Courcelles
12 septembre 2020

La douzième édition du Brussels Gallery Weekend se clôturait ce dimanche 6 septembre. Cette belle entrée en matière aura une fois de plus montré le pouvoir dont l’art dispose en regard d’une actualité qui inquiète. À travers la question des limites de la nature, certaines galeries telles que Felix Frachon et Spazio Nobile semblent rivaliser de pertinence.


Le refuge des arts

C’est toute notre société, et non seulement les arts, qui entamerait la traversée du désert si ces derniers cessaient d’être pour elle la "véritable" valeur refuge. N’est-ce pas pour mieux nous abriter, souvent, qu’ils nous font subir l’épreuve de l’inconfort et du danger ? S’ils nous font voyager avec nos grandes inconnues, ne nous offrent-ils pas des réponses uniques en retour ? Insaisissables, c’est encore par leur attrait que l’attention aime se suspendre, à l’écart d’un monde bruyant et versatile. 

Or, en matière de troubles et de questionnements, cette rentrée 2020 se montre décidément trop charitable. On se prend à chercher instinctivement les plasticiens qui ont radicalisé leur réflexion autour de la nature et de l’artifice. Les limites de l’homme et de la nature, leur articulation sont notamment au centre du travail de Lee Ufan, l’incitant dernièrement à prendre la plume*. Mais il suffisait de se laisser emporter par la rentrée des galeries pour découvrir en primeur des œuvres qui résonnent remarquablement avec l’actualité.


Quand la galerie Felix Frachon fête son lustre

Rue Saint-Georges, les espaces de Felix Frachon fêtent le cinquième anniversaire de la galerie. Au travers de Chapter 4, c’est le (riche) itinéraire artistique du galeriste qui s’offre aux yeux du public. Et parmi ce choix d’œuvres qui reflètent des rencontres toutes humaines, on trouve du sens. 

On se perd vite dans les thèmes sauvages d’Arnaud Rochard, qui (comme les Terres sauvages du dessinateur Sirius) sculptent, gravent une nature cruelle ou envoûtante et peut-être, par extension, une humanité en proie à la déréliction. Avec Spirit of Picasso -référence couronnée à la Tête de taureau picassienne comme à la Xsara Picasso noire qui en forge la matière - le Béninois Dimitri Fagbohoun explore les degrés de référence dans l’art. En jouant avec ironie sur la mise en abyme, son œuvre interprète aussi l’art premier comme art primordial : elle rappelle qu’à l’origine de la création, il y a une matière élémentaire, dont la valeur varie au gré des aventures humaines.


Les perspectives sur le monde

La dissociation de l’esprit et de la matière est une opération que d’aucuns considèrent comme trop absolutiste. Le Pakistanais Ehsan Ul Haq met plutôt en lumière la continuité qui unit le vivant, la matière et le vivant, à l’aide d’installations symboliques méticuleuses. De même (plus en relief, plus cosmologiques – voir Breathe-Three) que les créations de Ratna Gupta, dont la mise en scène pourrait recréer la surprise d’un regard qui serait extérieur à nos sociétés.

C’est encore Nandita Kumar qui, à l’aide de moyens numériques, réalise pour nous le clou de l’exposition avec 122,26hz. Cette frise suspendue et superposée en cuivre déroule différentes interprétations de la nature, de la science à l’ésotérisme. Au sol se trouve une bande qui évoque un retour photographique en négatif de la frise (doit-on se souvenir de l’emploi historique du cuivre en photographie, puissance vectrice du réel ?).

Également issu du sous-continent indien, on ne présente plus Shine Shivan, dont les œuvres formidables, constituées parfois des matériaux les plus grossiers, nous baignent de rêves chaotiques (voir Sisyphus rising), poétiques et figuratifs, jusqu’aux éventuelles frontières de la mort (est-il un cousin indien d’Emil Nolde ?). Le deuxième espace qu’il occupait encore récemment expose désormais le travail du Colombien David Tobón, qui manie l’art du piège esthétique avec esprit. Dans Rendez-vous avec A, ses dessins et ses objets à découvrir nous offrent la felix culpa – ou erreur heureuse- de participer au processus créatif. Bien d’autres artistes valent le déplacement à la galerie Frachon, de la collection Finkelstein à Ouedraogo en passant par Mathieu Zurstrassen.


La permanence dans le changement

Avant que notre virée nous emmène dans un autre quartier de la ville, nous nous arrêtons au nouvel espace de Xavier Hufkens, rue Van Eyck. La statuaire mutante (…et médusée) de David Altmejd que nous y trouvons dérange par son caractère mortifère : sans doute l’apparence putrescible de ces métamorphoses contemporaines, prises dans le vif. Entre illusion et désillusion, s’en dégage poétiquement l’importance de l’élément minéral. Des cristaux de quartz, surtout, émergeant de figures anthropomorphes complexes. Un élément qui pourrait exprimer la permanence dans le changement.

Mais c’est rue Franz Merjay, chez Spazio Nobile, que nous attend une épopée où le siècle paraît chasser l’intemporel (qui ne cesse de revenir au galop). N’avions-nous pas soif de réponses ? La galerie a l’habitude de questionner l’univers au travers des arts appliqués, comme lors de sa dernière exposition de groupe intitulée Le Sacre de la Matière. Actuellement s’y trouvent réunis les talents de Lionel Jadot et de Serge Leblon, le premier dans le design, l’autre dans l’image.


Les ignorants

Les ignorants montrent un répertoire d’œuvres qui visent le concept de transhumanisme. Les créations de Jadot sont le fruit d’un bricolage composite qui leur confère (volontairement) une apparence hétéroclite. Ces créations reprennent des titres de l’Épopée de Gilgamesh. Il faut souligner la finesse de l’entreprise : c’est faire réfléchir nos rêves de science-fiction dans le plus vieux récit connu de l’humanité (qui mobilise déjà le phantasme de l’immortalité, donc du dépassement !). On y trouve du mobilier -Rink#- mais également un assortiment de parures upcyclées qui, portées par des figurants, ont été filmées par Serge Leblon dans un univers influencé du dogma95 (dont l’expressivité cinématographique sobre contraste ironiquement avec l’exubérance des accessoires).  

L’anecdote plaisante survient lors de la première ouverture, quand nous entendons Jadot expliquer son travail à un groupe de jeunes personnes. Il en vient à évoquer le récit de Gilgamesh lorsqu’une jeune fille, ne saisissant pas la référence (ce qui est excusable), lui demande s’il ne voulait pas plutôt parler de Google. Réponse polie de l’artiste, et pour cause : est-ce si déplacé ? De Gilgamesh à Google, deux G, et sans doute le rêve d’une réalité augmentée. Mais un constat également : celui de notre ignorance. Est-elle ridicule ? Il faut savoir en rire, et pourquoi pas en exploiter la sensibilité. Une aventure que nous jugeons réussie de notre côté. 


* https://www.scaithebathhouse.com/en/news/2020/05/message_from_lee_ufan/ 
 

Chapter 4 - Rendez-vous avec A 
Galerie Felix Frachon
26 rue Saint-Georges - 5 rue Saint-Georges
1050 Bruxelles
Jusqu'au 28 novembre (Chapt. 4)
Jusqu'au 24 octobre (Rdv. avec A)
Du mercredi au samedi de 11h à 18h
https://www.felixfrachon.com

David Altmejd - Rabbits
Galerie Xavier Hufkens
44 rue Van Eyck
1050 Bruxelles
Jusqu'au 17 octobre 2020
Du mercredi au samedi de 11h à 18h
https://www.xavierhufkens.com

Lionel Jadot & Serge Leblon - les ignorants
Galerie Spazio Nobile
142 rue Franz Merjay
1050 Bruxelles
Jusqu'au 8 novembre 2020
Du mercredi au samedi de 11h à 18h
https://spazionobile.com

 

Hadrien Courcelles

Journaliste

Né dans le Brabant sous le signe de l’humanisme, il étudie la Philosophie à l’Université Catholique de Louvain jusqu’en 2019. Curieux de tout, il se risque à l’écriture pour partager ses découvertes. Si la destination demeure inconnue, le voyage peut présenter de belles consolations.