La peinture comme lieu de parole

Caroline Roure
17 février 2022

La Galerie Michel Rein présente l’exposition How deep is your love ?, une rétrospective d’Agnès Thurnauer dont le travail est un espace pictural qui se donne à lire au sens littéral du terme. A voir jusqu'au 5 mars.

L’artiste expérimente le langage sous toutes ses formes et combine, avec une grande justesse, l’art plastique avec la littérature et la poésie. Au cœur de sa pratique, il est toujours question de la manière dont ses peintures de mots s’offrent à celui ou celle qui les contemple. Pour Agnès Thurnauer, qui cherche toujours à instaurer un dialogue entre l’œuvre et le spectateur, c’est autant ce dernier que l’artiste qui fait l’œuvre.

Au sein de l’espace d’exposition, le visiteur déambule au milieu de la série Matrices, qui se présente sous la forme de moules de lettre. L’artiste propose un alphabet en creux avec lequel le visiteur peut interagir physiquement pour mieux s’approprier les œuvres en explorant leur potentiel. Sortant de son atonie contemplative, celui-ci peut ainsi déplacer ces moules de lettre dans l’espace d’exposition pour reconstituer un nouvel alphabet et inventer un nouveau langage, une nouvelle manière d’être au monde et de dialoguer, abolissant les structures primaires de pensée. Cela révèle l’intérêt d’Agnès Thurnauer pour les multiples manières de concevoir la langue, la lecture, mais aussi l’espace.

Plus loin, un Portrait grandeur nature, une sorte de badge pop géant de couleur chair, prend place sur le mur. Il porte l’inscription Eugénie Delacroix, une manière pour l’artiste de souligner l’absence des femmes dans l’histoire de l’art. Agnès Thurnauer s’est attachée à représenter cette absence par sa forme complémentaire en inversant le genre du prénom. Ce portrait renvoie au tondo, un tableau circulaire en vogue en Italie au XVe siècle. Il s’inspire également de l’Autoportrait dans un miroir convexe, une peinture qui représente le jeune artiste italien Parmigianino, dit Le Parmesan, vers 1524. Le saut d’échelle est courant dans le travail d’Agnès Thurnauer, nous passons aisément de l’Histoire avec un grand H à la petite histoire, comme dans la série Créolisations internes, en référence à la pensée non systémique d’Édouard Glissant, qui laisse s’exprimer des modèles féminins de l’histoire de l’art.

On découvre une réinterprétation de l’œuvre Un bar aux Folies Bergère de Manet, dans laquelle Thurnauer a superposé au portrait de la figure féminine un texte écrit par une actrice pornographique qu’elle a rencontrée par hasard au Louvre. C’est une manière pour l’artiste de donner la parole aux oubliés de l’histoire, les femmes dont la voix a été trop longtemps occultée.

Une série à ne pas manquer est sans aucun doute Les Prédelles, en référence à ces petits panneaux qui se trouvaient dans la partie inférieure d’un tableau d’autel. Les Prédelles sont une façon pour l’artiste d’ausculter des mots. Elle découpe des mots en deux et met en vis-à-vis les syllabes comme dans un livre ouvert. L’artiste met aussi en écho ces mots avec une forme. À l’instar de Marcel Broodthaers, elle réunit le langage des formes à celui des mots. Elle établit des rapports nouveaux entre l’objet et l’image d’un objet, mais aussi entre le signe et la signification d’un objet.

Le travail d’Agnès Thurnauer n’est pas linéaire, mais circulaire. Toutes les séries présentées dans la galerie sont en cours, un peu comme une conversation qui n’a pas de fin, pour reprendre les mots de l’artiste. Ainsi les séries Matrices, Portraits grandeur nature et Prédelles se répondent et participent ensemble à une sorte de polyphonie picturale. À découvrir jusqu’au 5 mars prochain.

 

Agnès Thurnauer
How deep is your love ?
Michel Rein
51A rue Washington
1050 Bruxelles
Jusqu'au 5 mars
Du mercredi au samedi de 10h à 18h

http://michelrein.com/

 

Caroline Roure

Journaliste