Ai Weiwei, une répression féconde

Vincent Baudoux
24 mai 2023

Trublion de l'art contemporain, l'artiste chinois Ai Weiwei était récemment de passage à Bruxelles, en tant qu'invité du festival Millenium consacré au cinéma documentaire. Il y a présenté son dernier film, Rohingya, qui explore la condition des migrants Rohingya qui fuient les persécutions au Myanmar, et bravent tous les dangers pour se réfugier au Bengladesh. Ils s'y entassent à près d'un million, dans un des plus grands camps de réfugiés au monde. Ai Weiwei y filme leur quotidien dans la survie, mais aussi leurs coutumes, leurs rituels et leur culture, alors qu'ils sont dénués de tout et abandonnés de tous.

Ai Weiwei (né en 1957) sait de quoi il parle : lui aussi a été persécuté en Chine, et n'a vu d'autre solution que l'exil. Il représente ce que les dictatures détestent le plus : l'indépendance d'esprit et la liberté d'expression. Sa qualité d'artiste international en fait un emblème parmi les plus visibles des figures d'opposition de son pays d'origine. L'actuelle exposition au Design Museum de Londres met l'accent sur les objets traditionnels chinois détruits par la modernité, sa démographie et son système politique.


Doigt d'honneur

Fuck Off, en 1995, montre que, malgré ses efforts incessants depuis Mao dans les années 1960, l'État chinois n'a pas réussi à éradiquer la contestation de son régime. Sous prétexte d'une étude de perspective, l'artiste brandit un doigt d'honneur au symbole répressif du pouvoir en son pays, la notoire place Tian'anmen, jouxtant la Cité interdite à Beijing. Ai Weiwei répète son geste devant les lieux les plus connus au monde, par exemple la Maison-Blanche à Washington ou la tour Eiffel à Paris, entre autres. Il y apprend qu'une même idée, devenue performance, peut se décliner sous plusieurs formes matérielles, ici une photographie en noir et blanc, et là des sculptures de tailles différentes, réalisées dans diverses matières, colorées différemment, mates ou brillantes.

Parallèlement, Ai Weiwei multiplie les provocations, par exemple en brisant une urne précieuse - et très coûteuse - de la dynastie Han qui régnait sur la Chine il y a plus de deux mille ans. Pour la petite histoire, Ai Weiwei s'y est repris à deux fois, la première prise de vue ne rendant pas compte de l'événement de manière satisfaisante. À la même époque, ne reculant devant aucun sacrilège, il peint le logo Coca-Cola sur une autre de ces urnes historiques.


Sculpture-témoignage

Souvenir de Shanghaï est tout ce qui reste de l'atelier de l'artiste après sa destruction volontaire par les autorités. Supprimant son lieu de travail, son atelier et ses outils, la mémoire des œuvres qui s'y trouvaient, chassant l'artiste et en faisant un sans-abri, le pouvoir pensait le mettre définitivement hors de nuire. C'était mal connaître Ai Weiwei, qui a rassemblé les débris afin d'en construire une sculpture-témoignage, et qui s'exprime désormais principalement via les réseaux sociaux. Ces quelques œuvres ont toutes pour point commun qu'elles posent la question de la source de l'art, mettant en avant l'idée du pot de terre contre le pot de fer. Le compte-rendu d'un handicap, physique, moral, social, est-il suffisant pour faire germer puis nourrir une œuvre? L'opposition à un système suffit-elle à se pourvoir de la capacité d'artiste ? Est-ce un geste créateur que d'être « contre » ?

Les dimensions de la surface au sol du Design Museum permettent d'exposer des œuvres difficilement montrables autrement. Ainsi Colored House, la structure en bois d'une maison de la dynastie Qin, la dernière dynastie impériale (1644-1912). Elle a été sauvée de la destruction par Weiwei, alors que des promoteurs privés souhaitaient la remplacer par une construction moderne. On trouve aussi Rebar and Case, en mémoire des milliers d'enfants décédés lors du tremblement de terre au Sichuan en 2008, parce que les normes de sécurité de construction de leurs écoles n'avaient été ni respectées, ni contrôlées.

La Chine contemporaine ferait ainsi peu de cas de son patrimoine et de sa population, car l'enrichissement est devenu la valeur primordiale, peu importe les conséquences. Et tant pis si cela signifie la perte irrémédiable de millénaires de culture, de savoir-faire et d'ingéniosité dans le domaine de la construction ou du design des objets quotidiens. C'est ainsi qu'Ai Weiwei a pu se procurer, en toute légitimité, des milliers d'objets indispensables à la survie des populations préhistoriques chinoises. Ces outils, têtes de hache, pointes de flèches, racloirs, etc. ne figurent donc pas dans les vitrines des musées chinois, mais sont ici soigneusement disposés sur le sol en immenses tapis. Leur masse et leur nombre impressionne, et fait disparaître l'idée d'objet remarquable et précieux, digne d'un musée. On comprend alors pourquoi les œuvres d'Ai Weiwei montrent si peu d'êtres humains, car ils comptent aussi peu que les artefacts. L'humain serait devenu un nombre statistique destiné à nourrir des algorithmes.


La marchandisation des valeurs

En 2010, au Tate Modern de Londres, Ai Weiwei a proposé Sunflower Seeds, une installation gigantesque composée de millions de graines de tournesol en porcelaine, fabriquées manuellement par des artisans spécialisés chinois. Mille mètres carrés étaient ainsi couverts où le public était invité à marcher, à se coucher comme s'il s'agissait d'une plage où les grains de sable étaient remplacés par d'autres graines, artificielles. L'artiste explique son choix par le fait que, sous le règne de Mao Tsé-toung, le peuple était contraint de se tourner vers le Grand Timonnier comme autant de tournesols assoiffés de soleil. Ici, les graines anonymes ne sont contraintes à rien, et surtout pas à obéir à la lumière orientée de leur Guide suprême. Elles s'entassent les unes sur les autres dans la grisaille d'une totale indifférence. Avec Sunflower Seeds, le rapport du un au multiple et de l'individu à la nation, qui est constant depuis les débuts de l'œuvre, devient évident, autant que la marchandisation des valeurs, y compris les biens culturels séculaires. Avec Ai Weiwei, l'idée de pièce unique, fruit d'un sujet particulier et remarquable, n'existe pas. La question est de décider si le corps d'un individu privé lui appartient, ou s'il appartient au groupe dont il fait partie.

En attendant, des milliers de migrants anonymes fuient à chaque minute l'une ou l'autre région du monde, avec l'espoir de trouver meilleur ailleurs. Ceci déclenche les tragédies dont nous informent les médias, avec, par exemple, la Méditerranée en train de devenir le plus grand cimetière du monde. Ai Weiwei ne pouvait laisser passer cette occasion de dénoncer une telle catastrophe humanitaire, et surtout en tirer une idée productrice d'art. L'artiste réunit alors deux mille gilets de sauvetage environ, récupérés après un naufrage sur l'île grecque de Lesbos, et les accroche aux fortifications séculaires de la ville de Québec. Ces gilets semblent sortir de l'eau et grimper à l'assaut des murailles défensives du Vieux Monde : tout un symbole. Les couleurs du malheur deviennent un mur de fleurs éclatantes. L'abomination peut-elle devenir positive ?

 

Ai Weiwei : Making Sense
The Design Museum
224-238 Kensington High Street
London W8
Jusqu'au 30 juillet 2023
Tous les jours de 10 à 18h
Le dimanche jusqu'à 21h

designmuseum.org

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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