La rétrospective proposée par les Musées royaux des Beaux-Arts consacrée à l'artiste photographe afro-cubain Andres Serrano demande à être vue. Que l’on apprécie ou pas certaines de ses thématiques, que l’on soit heurté, dérangé, fasciné, elle constitue une véritable perspective métaphysique et charnelle sur l’histoire de l’Occident. Comment voit-on la mort, comment regarde-t-on la sexualité, la pornographie, les sans-abris, la religion catholique et toute forme clanique, la vieillesse et même… Donald Trump ?
Se plonger cœur et sensibilité à l’avant dans les images réelles ou mises en scène par l’artiste permet, afin de trouver refuge dans une distance intellectuelle, d’analyser les différences de perception de ces thématiques sur trois décennies essentielles. Depuis le célèbre Piss Christ de 1995 plusieurs fois malmené par des ultra-conservateurs, depuis la série History of Sex qui fut vandalisée en Suède – une patrie pourtant assez libérale – en 2007, on aurait pu s’attendre à une réflexion menée par une ouverture d’esprit. Car l’ambition de Serrano, élevé dans la religion catholique, d'origine cubaine, qui vécut toute sa vie à New York, n’est absolument pas de choquer pour choquer mais de poser les questions et de travailler sur la double sémantique d’une image. Certaines sont mensongères, d’autres ont pour but de vous faire admirer ce qui est en réalité abject, elles enjoignent à dépasser le premier degré.
Dans notre société envahie d’images, nous pourrions perdre notre faculté de ne pas accepter sans un regard critique tout ce que l’on nous montre. Si habitués que nous sommes à voir la mort exposée dans les médias, pourquoi sommes-nous si bouleversés par les photos prises à la morgue par Serrano ? Est-ce le contraste entre l’esthétisme de ces visages de pierre, cette bouche sensuelle qui surplombe ce cou décharné et recousu, la position du drap qui recouvre le visage, hommage intemporel aux tableaux religieux ? Ici, Serrano célèbre les grands maîtres de l’histoire de l’art comme Mantegna par exemple (supposition de notre part). Ailleurs, sa déclinaison, blanche, rouge et jaune, lait, sang et urine, fait d’emblée penser à Mondrian.
Cette femme de bientôt 80 ans, posant nue, une cigarette entre les doigts, belle pourtant, magnifique, qui depuis sa jeunesse pose comme modèle pour les artistes : n’est-elle pas une ode à la femme à travers tous ses âges ? Ce couple dénudé face à face, peau contre peau, qui nous regarde : qui sont ces gens ? Des inconnus. Ils se sont rencontrés une heure avant le shooting. Andres Serrano travaille sur le pouvoir de l’image qui nous vend un idéal falsifié. Société de simulacres où l’on est davantage scandalisé par la beauté d’une croix plongée dans l’urine que par un hamburger bourré d’hormones que l’on nous propose tous les jours. Serrano aime travailler sur la dévotion, que ce soit au Ku Klux Klan, dans ses images montrant des noirs en habits du KKK, ou sur des portraits de moines, qui ont parfois des têtes de serial killers.
La scénographie de l’exposition, que nous avons eu le privilège de parcourir en compagnie de l’artiste, permet un regard concentrique sur les grands thèmes qu'il explore. Commentée par ce dernier, nous comprenons sa volonté de faire dialoguer le triptyque du vieillard avec celui du KKK ou celui consacré aux armes à feu avec les Immersions. Andres Serrano a expliqué que l’exposition de 150 de ses plus importantes photos à Bruxelles est la principale et la meilleure de sa vie parce que la plus complète et définitive. Artiste habité d’une conscience sociale, ni morale ni politique, il présente au Palais des Beaux-Arts les séries qui ont jalonné tout son travail depuis les années 1980 : Nomad, the Kla, America, pour les portraits ; mais aussi Immersion, The Church et Holy Work autour de la foi. The Morgue, Objects of Desire, des travaux qui réveillent notre conscience. Cuba, sa série biographique, son retour aux sources, des photos sublimes. Denizens of Brussels, réalisée dans notre capitale en 2015, montre des sans-abris, les laissés-pour-compte, universels dans leur solitude et leur dénuement révoltant. Enfin, sa toute dernière réalisation, la série Torture, clôture magistralement le parcours. Des œuvres d’une actualité criante, encore aujourd’hui, à Bruxelles, ville terrorisée.
Une chose nous a surpris au-delà de tous les tabous que Serrano met en lumière. Une chambre noire, sorte de darkroom interdite aux moins de 16 ans, abrite la série History of Sex. Les larges bandes d'adhésif censées mettre en évidence le fait que ces œuvres ont été saccagées couvrent en réalité ce qu’il y a à voir. Les sexes en érection, les poses lascives, sont occultés par ces mêmes collants rouges ! Autre façon d’envisager l’œuvre – l’artiste explique que cela crée une nouvelle œuvre d’art – ou est-ce plutôt une manière habile de mettre du politiquement correct car ce qui se donne à voir est caché ? Enfin, en émergeant de ces réflexions sous le manteau, notre regard s’arrête sur les tirages terrifiants, ceux qui touchent toute mère, tout père, ceux montrant les petits poignets sertis d’un ruban de caoutchouc de la morgue, images de ces petits anges dérobés à la vie prématurément. Pourquoi le sexe choque-t-il plus que la mort des enfants ? « Car ils semblent dormir », répond l’artiste. Et nous lisons dans ses yeux toute l’humanité qui l’anime.
Andres Serrano
Uncensored Photographs
Musée Royaux des Beaux-Arts de Belgique
3 rue de la Régence
1000 Bruxelles
Jusqu'au 21 août
Du mardi au vendredi de 10 à 17h, samedi et dimanche de 11 à 18h
www.fine-arts-museum.be
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