Rares sont ceux qui se souviennent des expositions rétrospectives de l'art belge ancien et moderne organisées durant la première moitié du XXe siècle dans les grandes villes européennes. Elles inventèrent pourtant un nouveau genre d'exposition, à la fois attrayant et instructif. Selon Fierens-Gevaert, cheville ouvrière de leur comité d'organisation et conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à l'époque, leur objectif était de « faire connaître les meilleurs artistes belges de l'ère moderne » sur la scène européenne.
La première exposition de ce type est organisée en 1923 au Musée du Jeu de Paume à Paris. Son impact et son rayonnement dépassent toutes les espérances. En découvrant des pans entiers de l'art belge, ancien et surtout moderne, le public parisien s’émerveille devant l'audace et la sensibilité de ces artistes qui, tout en s’écartant des modèles formels de l'art français, s’en rapprochent par d’évidentes affinités, tant sur le plan intellectuel qu’esthétique.
A la suite de cet événement, d'autres villes européennes comme Berne, Londres, Budapest ou Stockholm, reprennent le flambeau et organisent à leur tour des rétrospectives de l'art belge, avec le même succès. Après une interruption due à la Seconde Guerre mondiale, il fallut attendre plus de trente ans pour voir ressurgir sur le sol européen des expositions consacrées à l'art belge dans son ensemble.
L'exposition de la Fondation Leventis, Métamorphoses, L'Art belge 1860-1930, vise, avec des moyens plus limités que ses prédécesseurs, à retrouver l'esprit et l'exigence qui animaient les grandes rétrospectives du début du XXe siècle. Notons que dans le bassin méditerranéen, la dernière exposition importante sur l'art belge eut lieu à Venise en 1928.
Près d’un siècle plus tard, dans un élan d’audace et grâce à la persévérance de sa directrice Loukia Loizou Hadjigavriel et à l’enthousiasme de ses collaborateurs, la Galerie Leventis de Nicosie offre au public chypriote et international un panorama de la peinture belge entre 1860 et 1930, incluant les grands courants artistiques de cette période : réalisme, luminisme et postimpressionnisme. Même si l'exposition accorde au luminisme une place d'exception, elle ambitionne d’éclairer également la richesse des autres courants.
Dans cette exposition, le but de la Galerie Leventis est de mettre en valeur les plus grands artistes belges, même les moins connus, tout en illustrant les notions de renouvellement, de transformation et de changement. Pour ce faire, elle a opéré une sélection rigoureuse des œuvres, avec comme seul critère leur valeur intrinsèque, sans tenir compte de la notoriété des artistes. En adoptant une telle démarche, les organisateurs ont volontairement mis leurs pas dans ceux de Fierens-Gevaert, qui déjà en 1923 affirmait : « Ne s'attacher qu'au fait pictural, c'est presque sûrement tracer une nouvelle échelle des valeurs, c'est consacrer les seules valeurs durables. »
Il est donc très naturel de voir accrochées à l'entrée de la galerie Femmes sur la digue (1874) d'Henry Stacquet et Esquisse pour Potsdam (1903) de Théo Van Rysselberghe, deux œuvres fort éloignées sur le plan technique mais proches d’un point de vue esthétique. Rien a priori ne relie ces deux peintres, de sensibilité et de tempérament différents, si ce n'est leur volonté d'exprimer, avec une remarquable économie de moyens, le rôle essentiel de la couleur dans le rendu de la lumière.
Notons au passage que c’est la première fois que l’on peut admirer une peinture à l’huile d'Henry Stacquet, que le public ne connaissait que comme aquarelliste.
L’option de faire dialoguer les œuvres entre elles, fil conducteur de l'exposition, ne s’arrête pas là. Ainsi, parmi les protagonistes du réalisme belge tels Louis Dubois, Charles Hermans et Eugène Laermans, figurent des toiles de Théodore Fourmois, d'Hubert Bellis ou de Camille Wauters, peintres d'une grande sensibilité, dont l'œuvre est restée confidentiel jusqu’à nos jours - excepté pour quelques férus de l'art belge. D'autres exemples illustrent ce choix. Qui en effet se souvient de Victor Fontaine, d’Edouard Huberti ou d’Edouard Agneessens, dont les portraits sont à la lisière du naturalisme et rappellent à s’y méprendre les tableaux de Manet, Boudin et Fantin-Latour ?
A côté des principaux représentants de la peinture belge de plein air, tels Louis Artan, Alfred Stevens et Félicien Rops, dont la renommée dépasse largement les frontières, l'exposition présente des paysages de Frans Binjé ou d'Henri Van der Hecht, qui sont tombés en disgrâce, sauf aux yeux de quelques spécialistes. Les collectionneurs de cette période, de plus en plus nombreux aujourd’hui, sont d’ailleurs ravis de pouvoir acquérir à des prix dérisoires les œuvres de ces précurseurs du luminisme en Belgique.
Anna Boch, George Morren, Georges Lemmen, Guillaume Vogels, Emile Claus, Rodolphe et Juliette Wytsman sont également présents à l'exposition. Leurs œuvres sont placées à côté de celles d’autres luministes, pour la plupart oubliés du grand public, tels Jean-Baptiste Degreef, Eugène Verdyen, Gabrielle Della Faille D'Huysse et Frans van Holder - ce qui non seulement répare une injustice mais donne surtout au public l’occasion d’admirer un aperçu plus large de l'art belge de cette période.
L'exposition rend expressément hommage à l'avant-garde belge, dont la richesse créatrice a donné naissance à quantité de cercles artistiques florissants à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, parmi lesquels la Société libre des Beaux-Arts, la Libre Esthétique, la Chrysalide et le groupe des XX. Le choix judicieux des œuvres et des artistes met en évidence la filiation entre ces cercles. Ainsi, les nocturnes poétiques d'Albert Baertsoen et les paysages aux couleurs intenses de Médard Verburgh et de Jos Albert côtoient les ciels éblouissants d’Adrien-Joseph Heymans et de Théodore Verstraete.
Oscillant entre nouveauté et tradition, en transition vers le modernisme mais profondément attachés à une culture atavique, ces peintres belges pratiquent un art singulier, caractérisé par le rendu de la sensation plutôt que par celui de l'impression. Attirés par la simplicité de la vie quotidienne, ils invitent le spectateur à s'immerger dans un univers lumineux qui privilégie la durée plutôt que l’instant et incite à la contemplation. L’effervescence artistique et intellectuelle exceptionnelle en cette fin de XIXe et ce début de XXe siècle a permis à l'art belge de se réapproprier le devant de la scène souvent monopolisée par l'avant-garde parisienne.
Notons également que le peintre grec mais belge d'adoption Périclès Pantazis (1849-1884) occupe une place centrale dans l’exposition, et le choix des organisateurs se justifie pleinement : Pantazis compte parmi les figures les plus importantes du luminisme belge. De plus, c’est lui qui assure le lien entre l'avant-garde européenne et l'éclosion de l'art moderne en Grèce.
D’autres œuvres majeures sélectionnées dans trois collections publiques (Musée d’Ixelles, Musée de Tournai, Collection du Sénat) permettent de mieux saisir la vision typiquement belge de l'impressionnisme et d’en dégager le concept du luminisme qui en fait la spécificité par rapport à l'impressionnisme français. Les figures centrales que sont Émile Claus, Georges Morren et Jenny Montigny y trouvent donc très légitimement leur place.
Enfin, les organisateurs ont jugé important d’exposer des œuvres de Rik Wouters, Marcel Jefferys et Henri Evenepoel, d’une part parce qu’elles se révèlent en étroite filiation avec l’art d’Ensor, de Vogels et de Pantazis, et d’autre part afin de souligner leur contribution essentielle à l’éclosion de l’art moderne du XXe siècle.
Un catalogue de 430 pages, en trois langues - anglais, grec et français - accompagne l'exposition.
Metamorphosis, Belgian Art 1860-1930
A. G. Leventis Gallery
Nicosie
Chypre
Jusqu'au 27 janvier
Visites sous rendez-vous: info@leventisgallery.org
https://www.leventisgallery.org/whats-on/events/292
Pour rester au courant de notre actualité,
inscrivez-vous à notre newsletter !
Faites un don pour soutenir notre magazine !