Fin avril, le Wiels réunissait des spécialistes amenés à réfléchir sur la mission et l’utilisation des fonds d’archives dans l’art contemporain. Evénement annexe à l’exposition Odyssées africaines présentée au Centre Culturel de Forest en collaboration avec le BRASS et à Body Talk proposée par le Wiels lui-même, ce débat s’inscrit dans le sillage d’un réel engouement des artistes pour les documents d’archives, une tendance qui s’est renforcée depuis la fin des années 1980. Avec la particularité ici, d’intégrer les documents d’archives dans des projets d’artistes africains qui s’interrogent sur l’histoire coloniale et postcoloniale.
Le colloque fait émerger des questionnements artistiques et souligne les enjeux culturels, politiques et historiques des archives liés au territoire et à un contexte géopolitique bien précis. Il touche la conception même d’archive et de documentation, sa mission et sa diffusion. Gardons en tête que les études postcoloniales sont un courant de pensée critique qui ne met plus au centre de ses réflexions le modèle européen mais qui reconnaît une égale dignité à d’autres approches ou façons de penser non européennes. Les discussions mixent donc notions d’histoire et visions ethnographiques. Dans ce contexte, l’histoire n’est plus un savoir unitaire. L’horizon narratif en devient à la fois largement plus ouvert et en même temps plus microscopique. D’où l’ampleur du sujet et la richesse des prises de position autres que celles présentées par les artistes. Qui eux cherchent à l’envi de nouvelles sources d’inspiration et d’autres voies pour reconnecter des savoirs différents et raconter autrement.
Galerie de portraits
Les invités sont des voix autorisées dans leur domaine. Ils ont en commun une démarche transdisciplinaire entre la sphère de l’art et les recherches historiques ou documentaires. Seloua Luste Boulbina ouvre le colloque. Agrégée de philosophie, docteur en sciences politiques et chercheuse associée à l’Université de Paris VII, elle s’intéresse aux questions postcoloniales dans leurs aspects politiques et culturels.
Emma Wolukau-Wanambwa est d’origine ougandaise née à Glasgow. Son travail est centré sur la recherche plastique et le rôle de l’archive dans la société occidentale. Indissociable pour elle du pouvoir et du contrôle politique. Son travail d’artiste tend à respecter la fonction historique du document et à intégrer sa capacité d’articuler le passé.
Sammy Baloji est photographe. Originaire du Congo, il travaille à Lubumbashi et à Bruxelles. Fasciné par l’héritage industriel et architectural de son pays et en particulier de la province minière du Katanga, il analyse les implications des différentes communautés amenées à travailler dans l’industrie minière. A l’arrière-plan de ses photos, des hauts-fourneaux ou des cuves, des bâtiments industriels, autant de témoignages sur l’évolution et le déclin d’une activité essentielle pour la région.
Lotte Arendt est doctorante en études culturelles aux universités Paris VII, Denis Diderot et Humboldt Universität Berlin. Rattachée au Frankfurt Research Center for Postcolonial Studies, elle travaille sur des conflits postcoloniaux multiples, notamment sur la restitution comme stratégie possible de contestation des archives coloniales et leurs répercussions contemporaines. Dans son discours, elle oppose modernité occidentale et tradition africaine, traces et évidences, relations entre le visible et l’intangible. Elle soulève la question de l’objectivité et de la véracité historique dans l’usage de matériaux d’archives à des fins artistiques.
Enfin Sarah Frioux-Salgas, historienne, responsable des archives du quai Branly et commissaire d’exposition se penche sur la possibilité de retracer l’histoire à travers la collecte d’objets et de documents. Ils sont le réceptacle matériel, politique et théorique de la politique coloniale. L’accent est mis sur le rôle de l’archiviste et sur la difficulté d’engager un dialogue avec des artistes ou des commissaires d’exposition qui ne connaissent pas le contexte historique. La responsabilité des institutions est de fournir des grilles de lecture et d’éviter les risques de détournement ou de manipulation des documents qui nourrissent une œuvre d’art.
Déroulement
Cette rencontre ne peut que susciter des questionnements complexes sur l’œuvre d’art et sur les stratégies d’appropriation des plasticiens. Comment laisser place aux idées nouvelles de l’artiste et accommoder sa liberté créative à la rigueur et aux exigences éthiques d’un historien ou d’un archiviste ? Par définition, l’œuvre d’art ne peut être entièrement documentaire. Où s’arrête le devoir de fidélité ? On ne peut ignorer les sources intimes de l’artiste qui s’affranchit des codes établis. Jusqu’à quel point peut-il interpréter ? Sachant que l’histoire est plurielle, fragile et sujette à interprétation. Quelles soient textuelles, photographiques ou audiovisuelles, les archives sont conçues comme mémoire et ont une forte capacité d’évocation. Elles sont chargées d’une dimension émotive puisqu’elles rappellent des choses oubliées. Ce potentiel émotionnel a une valeur inestimable qui nourrit bien des processus de création. Les artistes exploitant cette facette dans leurs réalisations sont nombreux. Mentionnons par exemple Christian Boltanski ou bien Robert Rauschenberg, l'un des premiers à inclure de façon aussi significative des documents dans ses œuvres.
Dans la foulée, ces interrogations appellent une autre piste de réflexion. La diffusion est une des responsabilités de l’archivistique. Il existe bien des moyens de diffuser : par des galeries d’images, des publications, des expositions autour d’un thème. L’art peut en être l'une des formes les plus intéressantes car elle donne libre cours à de nouvelles logiques. L’artiste n’est pas soumis aux mêmes contraintes que l’historien. Peut-on pointer du doigt des démarches originales, ancrées dans des réalités historiques qui s’expriment dans des formes appartenant pleinement au domaine de l’art ? De ce panorama varié de postures et de savoirs, il ressort cette évidence que la façon d’aborder le document ou l’archive ouvre les regards et déverrouille les stéréotypes. Entre protocole artistique et discours historique, les limites ne sont pas nettes. Il y a donc bel et bien quelque chose à construire ou en tout cas à bousculer…