Un squelette accroupi, l’autre cornu et la dégaine plus légère, les suivants sagement empilés à même la portée musicale à quatre lignes de la notation neumatique de cet antiphonaire du XVIIIe, tombé dans les mains de Philippe Favier. C’est avec un plaisir grinçant que l’artiste français (°Saint-Etienne, 1957) revisite et détourne les pages de cet ouvrage ancien et travestit des portraits gravés de personnages célèbres de la Grande Galerie du Château de Versailles.
Pour l’heure, c’est au cœur de la Maison d’Erasme qu’il a glissé ses quelques Vanités contemporaines. Cet univers foisonnant regorge d’animaux fantastiques – mi-fauves, mi-destriers ; mi-hommes, mi-sphinx – parfois ailés, de bestioles à roulettes ou d’hybridations impromptues, de grotesques chevelus, de plantes grimpantes parsemées de plumes ou de palmes, de crânes hirsutes et momies allongées dans un tourbillon d’étoiles ! C’est fort drôle, ça fait rire et sourire de voir ces joyeuses irrévérences orchestrées par Daniel Abadie dans un endroit qui respire la quiétude et dans une maison gothique qui est l’une des plus anciennes de Bruxelles.
Ces caviardages qui prennent aussi d’assaut des portraits de personnages célèbres dans la salle des fresques, à l’étage de la respectable demeure, ne sont pas si frivoles qu’ils n’y paraissent au premier abord. Leur profondeur transparaît discrètement au-delà de leur maquillage de dentelles, de boules rouges et d’avides tentacules, laissant apparaître les mêmes mécanismes de pensée qu’à l’époque du grand humaniste. Dans un fragment de l’Eloge de la Folie, Erasme parle des fous du roi qui seuls sont capables de se faire écouter avec plaisir quand ils disent la vérité.
S’inspirant de ce phénomène étonnant et reprenant les termes d’Erasme, Philippe Favier intitule son exposition Le Paradoxe du bouffon. Ce faisant, il fait sienne cette mission ici et maintenant. Comme l’écrit Abadie en prélude à l’exposition : « Les vérités que seul le Bouffon pouvait se permettre de dire face au pouvoir royal, seul, aujourd’hui l’artiste peut tenter, face à une société qui pratique l’oubli comme mode de protection, de les rappeler non cette fois à un seul, mais à tous. » Voilà l’artiste qui pose la question de son rôle dans la société d’aujourd’hui. Un artiste qui prend sa place avec élégance et savoir-faire. Ses notations colorées montrent un geste sûr, une plume qui joue avec les courbes de ses minuscules figurines au tracé souple. Ses teintes sont séduisantes, charmeuses, jusqu’au moment où l’on en déchiffre le contenu.
L’univers des peintres flamands des XVI et XVIIe siècles n’est pas loin et cela tombe bien puisque la maison en expose certains, dont Bosch ou Pieter Huys, dans la salle Renaissance où Favier s’en prend précisément à son antiphonaire glané aux puces. Il dénonce, en infiltrant insidieusement ses miniatures dans les blancs réservés par la portée musicale où seuls voyagent de petits carrés noirs. A l’inverse, les Portraits infernaux sont de noble origine : ils proviennent d’albums des collections des Gloires de la France du Château de Versailles. Peu importe, l’artiste poursuit son œuvre, les manipulant à force d’encre noire, de billes rouges et d’acrylique qui les font ressurgir plus bouffons que ceux dont ils s’amusaient gentiment naguère… De délicieux instants à déguster sans modération.
Philippe Favier
Le Paradoxe du bouffon
Maison d’Erasme
31 rue du Chapitre
1070 Bruxelles
Jusqu'au 25 septembre
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.erasmushouse.museum
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