La grande exposition d'hiver-printemps de la Tate Modern à Londres est consacrée à Paul Cezanne. Si Cezanne s'écrit sans accent, le parler provençal a toutefois transformé le phonème « e » en « é », d'où l'usage courant, mais erroné. Nous respectons le souhait de la descendance de l'artiste en revenant à l'original.
« Cezanne, notre père à tous » : la citation est de Pablo Picasso. Dès le départ, Paul Cezanne s'installe dans une position de refus. Il exècre les conventions, autant dans la vie que dans son art. Il sait ce dont il ne veut pas, toutefois il ne sait pas ce qu'il veut. Tant de contradictions ont fait de sa vie et de sa carrière une longue période de doutes.
Dans L'Œil et l'Esprit, son dernier ouvrage, le philosophe Maurice Merleau-Ponty étudie l'expérience de la vision chez Paul Cezanne, et montre que la phénoménologie rend assez bien compte de la démarche du peintre. En un mot, la perception elle-même serait sujette à des préjugés culturels. Le travail artistique de Cezanne aurait été de recréer une vision aussi ingénue que celle du premier humain le premier matin, une perception qui se passe de la culture. Pas moins ! Le peintre sait que la vision monoculaire fixe, héritée de la Renaissance, qui impose sa loi géométrique, est un a priori culturel des plus subjectifs. Il suffit de cligner alternativement des yeux ou de s'être amusé d'un View-Master pour s'en rendre compte, puisque l'évolution a doté l'animal humain de deux yeux afin qu'il perçoive la profondeur du monde en trois dimensions.
Voilà pourquoi ces natures mortes refusent le point de vue monoculaire, et mélangent des points de vue différenciés, et pourquoi ni les ellipses, ni les verticales ou les horizontales ne se soumettent à la perspective académique, mathématique. Loin de s'enfoncer vers un point de vue unique, Cezanne peint l'espace comme s'il s'agissait d'un toboggan, qui, venant d'en haut, décharge ses points de vue et sa cargaison de pommes. Les objets trébuchent dans le chaos, l'espace tangue. D'où le besoin du peintre de trouver un peu de stabilité en imaginant que chaque objet peut se modeler sur la sphère, le cône et le cylindre.
Comment résoudre l'illusion du motif tridimensionnel à représenter sur un plan qui n'en a que deux ? La solution serait-elle de dissimuler la profondeur ? Ainsi des paysages boisés, avec des branches à l'avant-plan. Cezanne les peint par les mêmes touches, qu'elles figurent à l'avant-plan ou au lointain. De même les intensités colorées, modulées séparément quelle que soit la profondeur à représenter. L'astuce du peintre est ainsi de créer l'indifférenciation visuelle entre ce qui est de l'ordre du savoir (la profondeur), et ce qui est perçu (le plan du tableau). C'est pourquoi il semble que l'arrière-plan, loin de s'établir à l'horizon, reflue vers l'avant. La tension est optimale, car le cerveau ne peut choisir.
Jamais Cezanne n'osera demander à un modèle féminin de poser nue. Pourtant, en fin de parcours, l'artiste peint plusieurs fois, longuement et en grand format, ce vieux fantasme qui le ronge depuis sa jeunesse. Le plus souvent vues de dos, ces femmes ressemblent cependant à des mannequins raides et statiques comme des potiches. Car le peintre refoule son désir une fois encore, et revient vite aux seules questions d'espace pictural. Si la figuration de l'avant-plan est évidente, l'arrière-plan est indécis. Il hésite entre le végétal, les nuages, les rochers, le ciel, le proche et le lointain. Les informations relatives à l'image figurative deviennent intentionnellement peu identifiables, car c'est la densité de ce « vide » où rien ne se passe que Cezanne a toujours rêvé de peindre. Réalisé au grand âge, Les Baigneuses tente une synthèse des doutes, des tourments et des contradictions qui ont si longtemps habité l'homme et l'artiste.
Comment peindre l'air « entre » les choses, à la fois stable et mouvant ? Un tel volume reste le plus souvent invisible, mais révèle sa présence lorsque la chaleur de l'été de Provence le fait vibrer, et qu'au loin la Sainte-Victoire en tremblotte. Cezanne la peindra près de 80 fois pour saisir les variations du bouillonnement de l'air qui frémit jusqu'au lointain. L'artiste entreprend d'en garder à la fois la structure, solide, et la vibration, fluctuante. Les touches, toutes pareilles dans la taille, mais toutes différentes dans la couleur, vont résoudre ce paradoxe. Cezanne peint avec la dextérité d'un tailleur de diamant, chaque touche devient une facette qui communique avec les autres, dans la même volonté de rendre compte du volume à la fois volatil et solide. L'artiste réalise ici son ambition contradictoire de « faire de l'Impressionnisme quelque chose de solide et durable comme l'art des musées », autant que de « faire du Poussin sur nature ». Une Sainte-Victoire peinte par Cezanne devient un diamant aérien que le peintre taille sur sa toile à l'aide de ses pinceaux. Jusqu'au 12 mars au Tate Modern de Londres
The EY exhibition: Cezanne
Tate Modern
Londres
Jusqu'au 12 mars 2023
Tous les jours de 10 à 18 heures
Tate Modern
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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