A chacun sa Brafa

Eric Mabille
28 janvier 2016

La Brafa, c'est l'une des plus prestigieuses foires d’art et d’antiquités d’Europe, où toutes les œuvres d’art présentées sont à vendre. C’est l’événement à ne pas manquer du moment, on y court, on s’y bouscule, on s’y fraye un chemin dans la foule, on s’énerve en recherchant le stand où on avait vu le dessin de Balla une heure auparavant. Bref, pour un journaliste de Mu in the City, c’est l’assurance de finir la journée avec le mal aux pieds et la tête qui chauffe.

Cette foire éclectique couvre une variété de spécialités de l’Antiquité jusqu’au XXIe siècle. Se côtoient dans le vaste hangar de Tour & Taxis arts primitifs, arts asiatiques, argenterie, bijoux, mobilier design, objets d’art divers, tableaux anciens et modernes, art contemporain, sculpture, céramique, porcelaine, tapis, tapisseries, dessins et bandes dessinées dans un déferlement d’œuvres belles ou pas, originales ou pas, présentées dans des accrochages flatteurs ou franchement excessifs. Un grand mix de lignes, de formes, de couleurs et d’univers étranges. Et puis, au hasard d’une station immersive devant le très beau Soto exposé par La Patinoire Royale, vous vous mettez à ralentir, à changer de rythme, à commencer à flâner. Même les pendules de l’artiste George Rickey semblent s’être immobilisés l’espace d’un instant. Et c’est à ce moment précis que votre œil devient attentif, éveillé, en alerte.

Suspendues dans un petit recoin de la Galerie AB, presque invisibles si on n’y fait attention, deux petites encres de Chine sur papier de Frank Kupka attirent l'attention. Ces ossatures noir et blanc, bien que datant de 1920, évoquent le travail actuel du grapheur urbain Bonom sur certains murs de Bruxelles. Un peu plus loin, épure formelle réduite à son propre contour, la silhouette lascive d’une femme dans son halo de lumière de Tom Wesselmann se découpe sur le mur. L’artiste renoue ici avec la ligne dessinée réalisée par juxtaposition d’éléments en acier découpés au laser et colorisés. A voir à la Samuel Vanhoegaerden Gallery.

Tout le monde salue l’architecte visionnaire que fut Charles Le Corbusier, pourtant son travail de plasticien demeure moins connu. C’est tout l’intérêt de ce collage épuré, L'oreiller, deux têtes posées sur un oreiller, que présente la Boon Gallery. Presque absent dans l’édition 2015, Herbin est présent cette année pour les amateurs d’Abstraction géométrique. Celui présenté par la Stern Pissarro Gallery de Londres retient le regard par cet équilibre parfait des formes et des couleurs.

Exit les rouges, bruns et noirs chez Poliakoff avec ce tableau tout en effacement qui allie des composantes légères teintées de blanc, de gris et de gris bleutés présenté par la Galerie Fleur. S’il vous arrive de repasser 10 fois devant la même œuvre, c’est qu’elle mérite qu’on s’y attarde. C’est le cas de ce tableau au titre énigmatique et à l’expression stylistique étonnante qu’est Les jeunes et les jeux twistent de Max Ernst proposé par Die Galerie de Francfort. Usant du frottage et du grattage – ses techniques déjà éprouvées dans son passé dadaïste et surréaliste – il nous livre ici une composition dans la plus pure abstraction géométrique où la structure de lignes se trouve rehaussée par l’application nuancée des couleurs.

De couleurs, il en est aussi question dans les déclinaisons multiples des peintures éventrées de Lucio Fontana. Affichant sa différence, Concette Spaziale proposée par la Galerie Boulakia de Paris se veut plus douce, à peine épidermique. Autour d’un disque jaune percé de légers impacts, de petites lignes effleurent et éraflent à peine la blancheur du papier. Evocation synthétique des couleurs cette fois chez Lionel Estève chez Albert Baronian. Des centaines de petites lamelles transparentes s’alignent et déferlent en cascade à intervalles réguliers, marquées chacune de leur ADN coloré. Une œuvre tout en fragilité, presque tactile et sensorielle.

Rouge tourmenté, violent chez Kazuo Shiraga. Membre fondateur du mouvement avant-gardiste japonais Gutai, il combine dans son travail action, performance et peinture. Ainsi, suspendu à des cordes, l’artiste foule une masse de peinture de ses pieds. Les mouvements bruts de ce corps à corps avec la toile confèrent à Vigorous Flame toute sa dynamique. Non loin de là, le vide se crée avec Norio Imai et son monochrome blanc monumental et harmonieux. Tel un ilot poétique lui faisant écho, le champ de clous de l’artiste allemand Günther Uecker pose ses émotions maquillées d’un blanc calme en déclinant ses ombres vibrantes à la surface du mur. A voir chez Axel Vervoordt.

Errer d’une allée à l’autre de la foire, c’est aussi pénétrer des mondes bien étranges. Loin du style qu’on lui connait, Léon Spilliaert étonne et intrigue encore aujourd’hui. Ainsi, dans cette vision de la Hofstraat à Ostende exposée par la Francis Maere Fine Arts Gallery, la ville se dévoile nocturne, inquiétante, presque new-yorkaise dans son évocation architecturale. A la Galerie Jamar, autre toile, autre monde : un personnage énigmatique se tient face à la mer. Est-ce une femme, est-ce un homme en robe posé tel un spectre diaphane devant un fond blanc ? Travail presque corallien chez l’artiste belge Carole Solvay qui nous immerge dans les fonds marins. Ses compositions entre installation et sculpture faites de plumes tressées telle une anémone de mer sont à découvrir à la Galerie Deletaille.

Arrêt presque obligatoire à la Galerie Guy Pieters qui consacre la majeure partie de son espace à Jan Fabre. Changement de rythme, on frôle le sacré. Sacrum Cerebrum placée sous la curatelle de Melania Rossi s’empare et repense l’iconique cœur enflammé, symbole de l’imagerie catholique. Fabre lui préfère la célébration du cerveau livré ici dans toute sa vulnérabilité, élevé au rang de relique et décliné dans un alignement de marbres figés ainsi pour la postérité... le triomphe de la raison sur le sentiment. Ne quittez pas ce stand sans vous attarder autour de multiples sculptures éclatées et découpées d’Arman dont cette très belle Vénus des Arts.

A la Galerie Patrice Trigano, très bel autoportrait de César datant des années 1980. On ne peut s’empêcher de penser à Dada tant cette composition presque poétique s’opère par association d’objets trouvés et soudés l’un à l’autre. Elle est présentée ici dans son écrin de plexiglas comme pour se protéger de cette imposante femme nue sur fond Coca-Cola de l’artiste Pop Mel Ramos : The pause that refreshes. Ainsi, pas à pas, ma Brafa se termine, telle que je l’ai vécue. Je ne peux m’empêcher de penser à Fernando Pessoa, qui écrivait « Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes ». Cette sélection d’œuvres que je viens de vous présenter évoque mon voyage. Le vôtre sera sans doute bien différent. Quel qu’il soit, n’oubliez pas : ralentissez, prenez du temps, errez et jetez vos plans !

 

Brafa
Tour & Taxis
Bruxelles
Jusqu'au 31 janvier
www.brafa.be

 

Eric Mabille