Chez Alice Gallery, une Aurélie Gravas tripante

Mélanie Huchet
27 février 2020

Alice Gallery présente Tipees, l’exposition de l’artiste peintre et musicienne Aurélie Gravas ainsi que son nouvel album Mad Girls Love Songs joué en live lors du vernissage. Mu in the City y était et vous raconte ! 

Ce sont deux espaces divisés par un mur que l’on découvre en entrant dans la galerie. Dans le premier, honneur à la série Mad Girls Love Songs (2019). Quinze dessins au format moyen représentent des paysages singuliers, chacun composé des sujets de prédilection d’Aurélie Gravas : poissons, pieds, mains, trompettes, guitares, tulipes, palettes apparaissent dans un contraste de couleurs et de formes abstraites et énigmatiques. Tout y est déconstruit, décousu et ce, dans une parfaite construction. "Cette espèce de foisonnement existe dans le but de ne jamais rien réduire à une chose fixe. Il y a ici l’idée de vie et de possibilité d’infini. Chaque élément est autonome, mais ensemble ils forment une société où tout est possible." Une multiplicité d’éléments et de matériaux (collage, peinture en spray, craie, fusain sur papier) sollicite l’œil, le corps, on s’approche pour mieux reculer et puis on se fige, contemplatif. On y retrouve aussi cet amour, depuis le tout début de son travail, pour l’histoire de l’art du XXe siècle. Les résonances aux œuvres d’Henri Matisse, de Jean Brusselmans ou de Tarsila do Amaral sont bien présentes. 

L’atelier, un laboratoire expérimental hors du temps

Malgré ces références, les œuvres de la jeune femme passent à travers les mailles du filet de la ressemblance. Rien de ce que nous voyons ici n'évoque quelque chose de connu. N’essayez pas non plus d’y voir une narration quelconque. Il n’y en a pas. "Ma pensée est abstraite mais ma démonstration est figurative." L’univers d’Aurélie Gravas n’appartient qu’à elle. 

Avant d’en arriver là, cette jeune Française installée à Bruxelles depuis 2004, a exploré les différents moyens formels dans son atelier. Un atelier dans lequel elle s’enferme des heures et des heures à réfléchir, tâtonner, recommencer, effacer, découper, coller. Pas très encline aux mondanités du monde de l’art, cette solitaire sociable a fait de son atelier son laboratoire de recherche mais aussi son havre de paix, esquivant les injonctions du monde de l’art contemporain, de cette mode qui grouille à l’extérieur. Seize ans plus tard et plusieurs expositions à son actif, le corpus d'œuvres présenté chez Alice résulte de la ténacité et des explorations de l'artiste, dans une association sublime de couleurs, de formes (figuratives, abstraites, surréalistes) et de gestes maintes fois travaillés. 

Un trip musical et pictural sous acide

Le second espace consacré à la toute nouvelle série Tipees - l’habitation traditionnelle des Amérindiens - présente de gigantesques formats aux tonalités contrastées magnifiques, lumineux, solaires parfois lunaires. Le soleil tape fort dans un paysage désertique presque apocalyptique (Tipees), une tulipe est en fin de vie, déshydratée, et se retrouve courbée tête en bas (Nature morte à la palette rouge), un personnage féminin en robe bleu et blanc aux motifs géométriques - en référence au tableau Robes Simultanées de Sonia Delaunay - a deux bras (mais une main !), regarde une ombre abstraite noire qui semble hurler à plein gosier (Interior with Sonia). Plus loin, une forme abstraite, apparemment un chevalier et une tulipe, semblent en pleine conversation confidentielle (The Knight and the Tulip).

Au centre de la salle, micro, guitare et tabouret attendent cette fois la musicienne. Impérieuse mais sans artifice, de cette beauté naturelle qui la rend si magnétique, Aurélie Gravas enchaîne les titres de son album Mad Girls Love Songs. Tantôt d’une voix grave de velours aux brisures suaves, tantôt à la tessiture plus aiguë, plus enfantine (Je suis la femme d’Ali, I love my wife). Les mélodies mélangent le rock psychédélique aux sons incantatoires des Indiens d’Amérique. Les paroles hallucinogènes de la chanson Tipees nous plongent dans un road trip envahi de tipis, d’un seul lion se transformant en centaine de félins, de l’apparition magique d’une femme distribuant des aiguilles. Dans Larva Whale, l’atmosphère du début rappelle un duel de cow-boys sous le soleil. La mélodie lancinante, sensuelle, angoissante semble convoquer les esprits. Le rythme s’accélère dans Kitoko, on y parle d’Apaches, de peaux d’animaux morts, de trappeuse, avec une énergie créée par la répétition rapide de certaines phrases - par exemple "Wolves they don’t like dogs" - dans un crescendo à la fois impitoyable et joyeux. Dans I remember, la chanteuse raconte qu’elle se souvient ne plus se souvenir. Avant de comprendre que son amnésie est le résultat de sa propre volonté d’oublier. Elle tape à plusieurs reprises du talon, créant une impressionnante vibration comme pour expier une colère, une incompréhension. Entourée de ses tableaux, l’artiste fait dialoguer son univers musical et pictural absolument tripant tout en gardant une part de mystère qu’il nous est impossible de percer, tant son travail est introspectif. Une exposition incandescente d’une artiste qui sort enfin ses trésors de son tipi. 

Aurélie Gravas
Tipees
Alice Gallery
4 rue du Pays de Liège
1000 Bruxelles
Jusqu’au 14 mars
Du mercredi au samedi de 14h à 18h

https://alicebxl.com

Album Mad Girls Love Songs
Disponible sur Spotify https://open.spotify.com/album/

Mélanie Huchet

Journaliste

Diplômée en Histoire de l’Art à la Sorbonne, cette spécialiste de l’art contemporain a été la collaboratrice régulière des hebdomadaires Marianne Belgique et M-Belgique, ainsi que du magazine flamand H art. Plus portée sur l’artiste en tant qu’humain plutôt qu’objet de spéculation financière, Mélanie Huchet avoue une inclination pour les jeunes artistes aux talents incontestables mais dont le carnet d’adresse ne suit pas. De par ses origines iraniennes, elle garde un œil attentif vers la scène contemporaine orientale qui, bien qu’elle ait conquis de riches collectionneurs, n’a pas encore trouvé sa place aux yeux du grand public.