Dakar à l'heure artistique

Muriel de Crayencour
16 mai 2018

A Dakar, la treizième Biennale Dak'Art a ouvert ses portes début mai. Dans toute la ville et jusqu'à Saint-Louis, des artistes de tout le continent africain présentent leur travail. Cette Biennale initiée en 1989 est consacrée à la création contemporaine africaine depuis 1996. En 2016, l'Exposition Internationale avait lieu pour la première fois dans l'ancien Palais de Justice situé à la pointe sud de la ville battue par les vents de l'océan.

L'édition 2018 a tout l'éclat d'une biennale qui s'internationalise. Dès Bruxelles, quelques galeristes et personnalités en parlent. Il faut sans conteste y aller, découvrir le foisonnement de la création de tout un continent d'artistes. Le commissaire Simon Njami qui s'était occupé de l'Exposition Internationale en 2016 et qui avait demandé à réhabiliter et occuper l'immense bâtiment moderniste du Palais de Justice est de retour. S'il nous parlait du Jour bleu il y a deux ans, aujourd'hui il construit l'exposition sur quelques mots d'Aimé Césaire : L'heure rouge.

"J’ai choisi la couleur rouge pour bien des raisons dont je ne retiendrai, pour les besoins de cet exercice, que deux : celle qui renvoie au texte d’Aimé Césaire : Et les chiens se taisaient, dans lequel le rouge apparaît sous plusieurs reflets, et celle qui, en alchimie, représente le grand œuvre. L’une et l’autre des interprétations de cette couleur magique me paraissent venir à point nommé pour dire les défis que notre monde contemporain dans son ensemble, et les pays non européens dans leurs particularités doivent relever. Attendre à la perfection du grand œuvre est une forme d’utopie, un rêve utile sans lequel il est impossible d’avancer. Quant aux sceptiques et aux cyniques, cette mise en œuvre d’une nouvelle énergie ne pourra, comme les chiens de Césaire, que les faire taire. Rouge sang. Rouge. Rouge de trouble. Rouge de colère. Rouge feu. Rouge du soleil couchant. Rouge, comme un dieu protéiforme, toujours surprenant, jamais là où l’on pourrait l’attendre. Le rouge est l’une des couleurs les plus polysémiques, les plus mystérieuses ; le rouge est sans doute la couleur la plus philosophique, la plus psychanalytique, également, comme nous le verrons tout à l’heure…", écrit-il.

Le jour de l'ouverture, dans cet immense hall à ciel ouvert, dans la forêt de colonnades, une coupure de courant vient d'arrêter toutes les vidéos. Comme un bon 30% des œuvres sont des films, on manque de nombreuses choses. Le courant revenu, il faut passer dans chaque salle redémarrer les projecteurs. La grande installation composée de miroirs, de néons et d’une vingtaine de caméras de surveillance d'Emo de Medeiros n'est pas visible. Toujours pas installée. La désorganisation de la Biennale sera une nouvelle fois pointée par tout le monde. Quel dommage.

Au rez, on découvre avec plaisir une grande œuvre composée avec de faux ongles allant du rose au mauve, formant une spirale hypnotique, de Frances Goodman, artiste d'Afrique du Sud. Les créations à la fumée sur toile de Géraldine Tobe sont remarquables. Une grande installation de pièces de tissus transparentes tombant du plafond, magnifique, sans cartel, retient notre regard. Tejuoso Olanrewaju présente une sculpture murale faite de matériaux récupérés et textiles, dans l'esprit de Sheila Hicks. Voici les peintures d'Ibrahima Kebe, dans un style art naïf, on pourra les retrouver dans son petit atelier au Village des Arts ailleurs dans la ville.

Urgence de Paul Alden Mvoutoukou, ce sont des silhouettes tracées à coup de plaquettes argentées de médicaments.On retrouve avec plaisir les œuvres en patchwork de tissus de Hassane Musa qu'on avait découvert à Bruxelles il y a quelques années chez Walter De Weerdt. A l'étage, une fresque de 30M de long du peintre marocain Yassine Balbzioui, qui expose aussi dans le parcours OFF avec une large proposition de la plateforme pluridisciplinaire The Matter, à la Villa Grey. Il fait se croiser des personnages et des mondes, créant une épopée ultra contemporaine proche de la folie. Adjivi Laeila présente sous forme de textes et photographies un Icare africain, qui tente de s'envoler avec des ailes faites de dizaines de cravates d'hommes d'affaire.

Mehdi-Georges Lahlou est décidément partout, un jour à Art Brussels, puis à Dakar. Il présente une installation de quatre vidéos, que vous pourrez voir... si l'électricité fonctionne. A l'arrière du bâtiment, ne manquez pas deux installations pleines de poésie. La Casa Roja, de Marcos Lora Read, une maison tente flottant dans l'air comme en cerf-volant, auquel est arrimé un frêle petit bateau. Une métaphore de l'espoir d'une meilleure vie. Ainsi que l'ensemble d'étendards piqués dans le sol et claquant au vent du cap, d'Ibrahim Ahmed. Se promener entre chacun d'eux comme dans une forêt profonde. Dans une dernière salle, une belle rétrospective du sculpteur sénégalais Ndary Lo. Hors de toutes modes, il réalisait de grandes silhouettes en tiges de métal soudé, parfois rehaussé d'ossements et d'autres éléments.

Dans la ville

La ville fourmille de plus de 300 expositions. D'un vernissage à l'autre on se hèle entre cultureux avertis, on savoure les concerts de vernissage, on boit une bière Flag et on se laisse surprendre par un peintre tel que Amadou Sanogou, à la Villa Grey, ou la série de portraits réalisés sur le vif par l'artiste algérienne Dalila Dalléas Bouzar, qui s'est promenée et arrêtée avec son van jaune Dakar studio, dans les rues de la ville, invitant les citoyens à poser pour elle.

A la Galerie Le Manège, très bel espace qui dépend de l'Alliance française, Pascale Marthine Tayou a réalisé une installation, Bois Céleste, qui n'est pas sans rappeler sa très belle exposition à Bozar en 2015.

La maison du sculpteur Ousmane Sow, que nous avions interviewé avec beaucoup d'émotion en 2016, a été transformée en musée. On y retrouve ses séries de grands guerriers de différentes tribus. Ainsi que quelques-uns des grands hommes qu'il voulait installer dans un musée dédié : Victor Hugo, le général de Gaulle, mais aussi son père, perdu à 20 ans et adoré encore 60 ans après sa mort. Ces sculptures sont celles qu'il a réalisé en mélangeant les matériaux les plus divers, de la paille au plastique fondu. Elles vibrent de tout ce que cet artiste grand connaisseur de la structure du corps humain - il fut kinésithérapeute avant de virer artiste à 50 ans - savait du squelette, des muscles, des tendons et de cet ensemble d'organes qui mis ensemble font un homme. Une réussite.

Omar Ba, artiste sénégalais qui travaille autant à Dakar qu'à Genève, découvert chez Templon en 2016, nous a ouvert les portes de son petit atelier dakarois. Nous en reparlerons.

A Dakar, mais aussi dans d'autres pays africains, comme au Bénin avec la Fondation Zinzou ou au Cameroun avec Bandjoun Station créée par Barthelemy Toguo, l'art actuel bruisse de mille surprises. Les occidentaux ont commencé il y a quelques années à lever les yeux de leur nombril pour regarder autour d'eux voire un peu plus loin. Après la Chine, l'Afrique est le continent du grand éveil des artistes. Loin encore pour la plupart des réalités d'un marché carnassier qui dévore tout sur son passage, ces artistes déploient une grâce, une ampleur et un besoin d'expression qui forcent le respect et réjouissent le cœur. Il faut aller à leur rencontre.

Dak'Art
Dakar et dans d'autres villes
Sénégal
Jusqu'au 2 juin
http://biennaledakar.org/

 

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.