Dak'Art, une biennale au cap !

Muriel de Crayencour
24 mai 2016

A la pointe sud de Dakar, battue par les vents de l'océan Atlantique, l'ancien Palais de Justice, abandonné dans les années 1990 en raison des immense fissures qui le fragilisent, revient à la vie sous la bannière de la douzième édition de Dak'Art, la Biennale d'Art contemporain de Dakar. Dans ce bâtiment moderniste, on découvre plus de 60 artistes africains, dans un jaillissement de créativité. Une Exposition Internationale qui est une réussite, au milieu d'un foisonnement d'autres propositions. Dakar est une fête.

Dak'Art, né en 1996 sous l’égide du ministère de la Culture et de la Communication du Sénégal, s’est ouvert au début du mois. L’occasion pour la ville de Dakar, mais aussi l’île de Gorée et la ville de Saint-Louis, de proposer une quantité d’évènements indépendants qui essaiment autour de quelques expositions principales. Ateliers, centres d’art, maisons privées, restaurants, hôtels, etc. offrent leurs cimaises aux artistes, dans un déploiement du meilleur comme du pire.

Simon Njami, écrivain et commissaire indépendant, a été invité comme directeur artistique de cette édition 2016. Mission qu’il a acceptée à une condition : que l’Exposition Internationale se passe non plus au Musée Théodore-Monod mais dans l’ancien Palais de Justice. Oublié des autorités et des habitants, il est occupé par des squatteurs, des chèvres, des rats et des serpents. Archives, papiers, ordures et autres déchets emplissent l’espace pourtant immense du bâtiment. Il a fallu nettoyer, restaurer et repeindre certaines parties. Les chauffeurs de taxi ont du mal à vous déposer là, personne ne croit qu’il peut s’y trouver quelque chose ! Sur la façade jaune du Palais de Justice, écrit en lettres bleues : La Cité dans le jour bleu. C'est le titre d’un poème de Léopold Sédar Senghor que Njami a choisi comme référence et point de départ à l’exposition. « Ta voix nous dit la République, que nous dresserons la Cité dans le jour bleu, Dans l'égalité des peuples fraternels. Et nous répondrons Présents, ô Guélowar ! »

« Il est impossible de parler d’Afrique. Il est impossible de parler de l’Afrique dans les termes convenus du monde de l’art ou de l’Académie. Parce que l’Afrique, depuis la nuit des temps, est un fantasme. Un vaisseau fantôme au sein duquel chacun dépose ses névroses, ses angoisses, ses peurs, ses colères. Alors, comment raconter cet espace contradictoire, comment dire son histoire et sa géographie autrement que par une relecture du passé, et une remise en cause des questions de ce que nous croyons savoir ? Il est urgent de désapprendre l’Afrique. De la reconstruire avec des outils neufs. Et ces outils-là ne peuvent être que ceux de la contemporanéité », écrit Njami dans son essai La Cité dans le jour bleu (2012). Un préambule on ne peut plus clair aux objectifs qu'il s'est fixés pour cette biennale.

Simon Njami est né en 1962 à Lausanne. Suisse et Camerounais, il a publié son premier roman en 1985, Cercueil et compagnie, suivi de Les enfants de la Cité en 1987, Les Clandestins et African Gigolo en 1989, notamment. Il a écrit deux biographies, sur James Baldwin et Léopold Sédar Senghor. Il a cofondé Revue Noire, un journal sur l’art contemporain africain et extra-occidental. Il a commissionné de nombreuses expositions internationales, dont l’Ethnicolor Festival en 1987 à Paris et Africa Remix, présentée entre autres à Londres, Paris (Centre Pompidou), Tokyo, Johannesburg, de 2004 à 2007.

A propos des artistes candidats à l'exposition principale : « Ceux qui répondront présents seront ceux qui, sans honte et sans pudeur, oseront se dire Africains à la face du monde, en faisant fi de tous les préjugés et de tous les regards qui ont été portés sur le continent. Bien au contraire. En revendiquant les blessures, les erreurs, les tâtonnements, et en ne craignant pas d’affirmer le génie de leurs terres devant les rires goguenards des sceptiques professionnels. Car, au risque de paraître scandaleux, j’affirme que l’on ne naît pas Africain, on le devient. Devenir, c’est naître au monde et c’est se découvrir. C’est opérer des choix existentiels qui vont déterminer la direction que va prendre notre vie. La seule manière d’appréhender cette Afrique dont chacun semble connaître la définition est de rassembler les pièces éparses de ce puzzle plusieurs fois millénaire. Devenir revient à exprimer au monde un point de vue. Et il n’est pas d’expression sans langage. Comprendre les artistes dits africains, c’est être capable de déchiffrer le langage original dans lequel chacun, à sa manière, dit son appartenance au monde. Car appartenir à un territoire et tenter d’en définir les contours ne doit pas nous faire perdre de vue le fait que tout territoire est avant tout une métaphore difficile à circonscrire. »

Quelques questions à Simon Njima

Pourquoi dans ce lieu ?

Simon Njima.– L’art contemporain a besoin d’espace. Et ce Palais de Justice n’est pas un white cube. Ca me plaît. De plus, on a oublié que c’est ici qu’a eu lieu le premier Festival mondial des Arts nègres, en 1966, il y a exactement 50 ans. Par ailleurs, c'est un geste artistique de choisir ce lieu. Cela ouvre des portes puisque aujourd’hui le ministère de la Culture pense à transformer ce bâtiment en centre d’art.

Comment construit-on une exposition de cette envergure ?

C’est d’abord un concept, une idée, puis des œuvres ou des artistes apparaissent. Le thème du ré-enchantement, ce n’est pas naïf ou doux. Ca peut être violent, comme un torrent ou un volcan.

Pourquoi ce titre, Ré-enchantements ?

On oublie que tout est parti d’ici, l’Afrique est le berceau de l’humanité. L’humain a oublié cela, pour l’argent et l’industrie. Le progrès ne sert plus que le progrès, c’est une mécanique orwellienne, terrible. Il faut remettre l’humain au centre.

C’est un combat ?

Non, il ne s’agit pas de gagner. Il ne faut pas mener un combat pour faire avancer les choses.

Comment sélectionnez-vous les artistes ?

Cela fait trente ans que je travaille dans ce milieu, j’ai développé tout un réseau. Il y a des artistes que je suis depuis très longtemps. D’autres qui me sont conseillés par des amis. Je suis comme un cueilleur de talents.

Nous avons noté beaucoup d’artistes femmes et d’artistes de moins de 35 ans dans votre sélection.

Oui, mais ce n’est pas fait exprès.

Vous êtes collectionneur ?

Non, bien sûr. Je ne peux pas à la fois être commissaire et collectionneur, ce n’est pas éthique. Comment pourrais-je garder une crédibilité si je collectionnais ?

Coups de cœur et balade en ville

Dak'Art se décline sur plusieurs lieux. Le Palais de Justice pour l’exposition principale, Ré-enchantements, le Musée Théodore-Monod pour trois accrochages par trois commissaires invités, un hommage à l’artiste sénégalais Joe Ouakam, une carte blanche au Doual’art space du Cameroun.

Ré-enchantements, l'Exposition Internationaleest formidable. S’y découvrent plus de 60 artistes, qui s’emparent des outils ultracontemporains de l’art actuel, à savoir la vidéo, l’installation ou la photographie pour exprimer, avec une créativité puissante et vigoureuse, ce qui les occupe. On voit ici des questionnements sur l’identité, sur les racines, sur la société, sur la violence. L’ensemble est construit selon un propos cohérent, qui donne à voir des artistes qui œuvrent sans complexe ni mimétisme, qui n’abordent pas les sujets si chers aux artistes occidentaux comme la religion, la mort, la perversion, la sexualité débridée…. Mais plutôt des thèmes emplis de vie, déployés vers un futur rêvé. Est-ce le fait de la sélection du commissaire ? Ou bien ces artistes sont-ils mus par la volonté d’avancer dans une énergie positive ? En tout cas, quel vent de fraicheur, quelle absence de vide, de rien, de déprime et de snobisme !

Rien ici qui permette de faire un lien formel avec l’art africain ancien dont le continent a été vidé depuis la fin du XVIIIe siècle. Masques, totems, bijoux ne sont plus en usage chez les artistes actuels. Il n’y a plus de lien non plus avec des rituels religieux. Les propos des artistes sont éminemment politiques, sociaux, identitaires, mais aussi sensibles, profonds.

Dès l’entrée, on est happé par la forêt de colonnes qui soutient la salle des pas perdus faisant le tour du patio central. Splendide bâtiment ! Alexis Peskine présente une vaste installation faite d’une vidéo et de deux grands portraits rehaussés de clous dorés. Yasmine ElMeelegy, un délicat assemblage de pièces en verre, The Fever.

Un amas de carnets de William Wambugu, assemblage fiévreux de notes et dessins. François-Xavier Gbré présente un immense néon en caractères chinois. Y lire Je suis Africain ; et deux grandes photos, qui parlent de la présence de plus en plus envahissante de la Chine en Afrique, qui n’hésite pas, par exemple, à offrir un musée d’art africain à la ville de Dakar, en échange de possibilités de développements commerciaux. Le musée est donc aujourd’hui construit, mais vide. Un ensemble de photos de Sammy Baloji, qu'on peut voir actuellement au Wiels.

Immense coup de cœur pour la salle investie par une installation de Bilibidjocka, Ceci n’est pas mon corps, vous ne pouvez pas le manger, qui pare les murs de cette salle presque en ruines de phrases violentes. Mais encore, Les rizhomes infinis de la révolution, installation de Kader Attia – qu'on avait découvert à Bozar en 2014 – ou The Prayer room du Nigérian Victor Ehikhamenor. Trois toiles fortes, vibrantes de Gopal Dagnogo, une immense installation faite entre autres de diapositives d’œuvres d’art occidentales, de Akirash Akindiya, les photos en noir et blanc de Safaa Mazirh ou celles de Héla Ammar, Purification. Et plus encore... Au fil des salles, en un fil volubile, on découvre une créativité puissante, un impressionnant besoin de s’exprimer. Cette immense exposition vaut à elle seule le déplacement.

On ira bien sûr voir les trois commissaires invités, Nadine Bilong (Cameroun), Orlando Britto (Îles Canaries), Solange Farkas (Brésil) au Musée Théodore-Monod, avec quelques œuvres magistrales. Mais aussi l’exposition organisée par la designer textile Aissa Dione, dans sa maison, avec neuf artistes invités. Les collages de Soly Cissé, à l’Atelier Céramiques Almadies. Les trois photographes présentés au British Institute, et d’autres petites choses au gré de la balade. Il est aussi possible de visiter la maison de Senghor, transformée en musée depuis 2014. Une visite émouvante.

Un parcours vaste, dans lequel il n’est possible de faire le tri qu’en allant sur place, si on arrive à trouver le lieu. L’organisation – un bien grand mot – de la biennale, encore plus chaotique que celle de l’édition 2012 que nous avions visitée, ne prévoit ni site internet efficace, ni dossier de presse, ni catalogue pour les journalistes ; les plans sont incomplets, les lieux indiqués sans adresse précise, le guide indique en rouge que certaines indications sont fausses, les cartels ne sont pas installés sur la plupart des œuvres. Il parait qu’il ne faut pas parler de ce drame organisationnel car, vous comprenez, c’est l’Afrique. Et bien, gageons que d’écrire les choses telles qu’elles sont, sans condescendance, fera peut-être un peu avancer les choses pour la prochaine édition. Voilà qui est fait.

Alors, pourquoi aller à Dakar pour sa biennale ? Parce que cet immense continent, pendant longtemps grand oublié du monde de l’art contemporain, regorge d’artistes de tout acabit, que cette biennale est l’occasion de les voir ensemble, de percevoir ce qui les rassemble – une puissance d’expression, un besoin de dire – et de changer notre regard sur l’Afrique, par le biais de l’art. Ouvrons des portes !

Biennale de Dak'Art
Jusqu'au 2 juin
http://dakart.net/

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.