Décès de Jacques Lizène, cette fois c'est vraiment nul !

Thibaut Wauthion
02 octobre 2021

Le Petit Maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle nous a quittés ce 30 septembre 2021. Lorsqu’on lui disait que ses œuvres étaient faciles, qu’un gamin pourrait faire de même, il répondait, non sans un large sourire qui lui ressemblait tant : « Désolé, la place est prise. » Jacques Lizène a donc laissé sa place pour aller ailleurs. « Voilà, et personne ne lui a dit que la place était déjà prise » là où il allait, notait son galeriste Jean-Michel Botquin (Galerie Nadja Vilenne) à l’annonce de son décès.


La médiocrité érigée au rang d’art

Autoproclamé Petit Maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle et Artiste de la médiocrité, Jacques Lizène a élaboré une œuvre foisonnante et littéralement hybride au croisement des arts plastiques, de l’art vidéo et de l’art scénique. Sa propre vie rentrait dans sa production artistique, son corps devenant tantôt support, tantôt sculpture, tandis que son attitude complétait en permanence ses réalisations. A priori facile à exécuter et à décoder, son travail cache sous de multiples degrés de lecture une profonde réflexion sur la société et l’être humain.  

Né en 1946, Jacques Lizène attire l’attention dès ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Liège par son attitude décalée et franche. Premier acte radical et marquant à ses 23 ans : selon une démarche artistique qu’il intitule Sculpture interne, il décide de se faire vasectomiser, coupant court à tout instinct de reproduction. Cette opération, relevant de la performance artistique, pose les premiers jalons de son œuvre hybride et critique, en questionnant de manière radicale le modèle social prônant le mix famille, boulot, dodo…


Un grand maître auto-sous-estimé

Dès les années 1970, Jacques Lizène développe un travail conceptuel qui joue sur les codes occidentaux de la réussite et du politiquement correct. Toute sa production tendant ouvertement vers la médiocrité et la nullité, il devance la critique tout en sabotant le monde de l’art et ses mécanismes de l’intérieur. Ses œuvres ratées, nulles, littéralement merdiques - selon ses dires - attirent l’attention et trouvent preneurs. L’autodérision est absolue tandis que les fondamentaux du système de l’art sont remis en question. La valeur d’une œuvre, d’une critique, de l’argumentaire de l’artiste se voit ébranlée.

En peignant avec ses propres excréments teintés selon les régimes qu’il s’imposait pour l’occasion, Jacques Lizène est devenu son propre tube de couleur. Son propre corps devenait partie de l’œuvre. « C’est de la merde ! », pouvait-il s’exclamer. Ses sculptures et collages hybrides, associant plusieurs visages ensemble ou apposant des greffes inattendues, jouaient sur ce dérèglement culturel. Ses performances ratées, ses chansons absurdes, son attitude désinvolte contribuaient à son propos. Ses thématiques, de la génétique à l’usine en passant par la brique, le sexe, l’histoire de l’art ou la politique, sondaient la culture de toute une civilisation dans un désordre mal organisé.

Jacques Lizène aimait préciser que s’il était né sur une quelconque côte hollandaise, il peindrait sans doute des marines à la manière d’un maître hollandais. Né à Ougrée, il se laissait à penser que sa première vision du monde devait être un mur de briques décrépi. Il peignait donc des murs de merde. Un postulat qui interroge inexorablement la notion d’identité et de mobilité sociale (et géographique) !


Désolé, la place reste prise

Appréhender l’œuvre de Jacques Lizène, cela revient à perdre pied, à laisser quelques bouts de certitude au passage, à sortir du cadre confortable érigé autour de nous, à découvrir une autre vision du monde, une manière de penser le monde, non pas comme une accumulation d’acquis, mais comme un champ infini de possibles.

L’Artiste de la médiocrité vient d’amputer un large pan de son œuvre en nous quittant. Mais de Jacques Lizène, il nous reste dessins, toiles, sculptures, chansons, vidéos, souvenirs et excréments. Un hommage au moins médiocre s’impose…

Pour plus d’informations concernant les obsèques de Jacques Lizène : https://www.nadjavilenne.com/ et la page Facebook de la galerie.

Thibaut Wauthion

Auteur

Historien de l’art passionné par l’art moderne et contemporain, il est auteur indépendant. Toujours à l’affût de nouvelles découvertes, il prend la plume avec plaisir pour écrire sur des artistes ou des expositions. Également médiateur culturel et curateur, il a créé et géré la TW Gallery pendant deux ans avant de cofonder le collectif Party Content, tout en multipliant les expériences dans des centres d’art et musées.

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