Dévoilement et retrouvailles

Muriel de Crayencour
05 novembre 2014
« Il y a plus d’un demi-siècle que je souffre de Delvaux-pathie ! Cela m’a pris un beau jour à la fin de mes études en 1962. Je rêvassais dans un bistrot quand mon attention fut attirée par un article de journal relatant la plainte d’une dame âgée à l’encontre d’un tableau de Paul Delvaux exposé à Ostende et intitulé La Visite, où l’on voit un jeune garçon nu dans l’embrasure d’une porte, face à une dame nue elle aussi, faisant l’offrande de ses seins ! Un des tableaux fondateurs que cette bonne dame trouvait tout bonnement scandaleux » (catalogue de l’exposition, entretien avec Danièle Gillemon). Ainsi parle le docteur Pierre Ghêne, dont la collection est à l’origine de l’exposition à voir actuellement au Musée d’Ixelles.

Ni rétrospective, ni monographique, ni documentaire, elle est à voir comme un parcours libre dans l’œuvre de l’artiste. Le long des murs, on découvre quelques belles pièces jamais montrées de Delvaux, mais aussi, bien sûr, le regard de deux collectionneurs : Pierre Ghêne et son épouse Nicole. Le plus intéressant est sans conteste les œuvres de l’artiste avant qu’il ne devienne le Delvaux que tout le monde connaît. Il lui fallut en effet quinze ans pour trouver son style. Ce n’est qu’en 1943, au terme d’une période expressionniste, que Delvaux développera cet univers onirique et poétique qui fit son succès.

« Je m’intéresse surtout aux œuvres d’avant sa « grande » période estimée, autour de 1940, et je m’aperçois que si son style, ce climat si typique, reste évidemment à définir, tout, absolument tout ce qui compose le monde delvalien et son lien crucial à l’enfance est en place très tôt, et même avant qu’il ne commence à peindre (…) », poursuit le collectionneur.

Né en 1897 près de Liège, Paul Delvaux étudie la peinture monumentale dans l’atelier du peintre symboliste Constant Montald. Après son service militaire, qui interrompt cette formation, il poursuit en autodidacte. De 1920 à 1924, il peint quotidiennement d’après nature en forêt de Soignes et expose en 1924 avec le groupe postimpressionniste Le Sillon. A cette époque, il peint ses premières gares.

De 1929 à 1933, influencé par les expressionnistes (James Ensor, Gustave De Smet, Constant Permeke), il peint, avec des couleurs de terre, des gares, des paysages. Par ailleurs, la découverte du Musée Spitzner, une attraction morbide de la foire du Midi lui inspire ses Vénus endormies. En 1934, découvrant l’œuvre poétique de De Chirico lors de l’exposition surréaliste Minotaure au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, il change radicalement de style et se dirige vers un univers certes surréaliste mais aussi onirique, intellectuel, réfléchi, très personnel. Un premier voyage en Italie en 1937 avec sa jeune épouse Suzanne Purnal confirme sa passion pour la culture classique. Il n’aura de cesse que de représenter la cité antique absolue et parfaite.

De 1940 à 1945, ses visites régulières au Museum d’Histoire naturelle de Bruxelles lui permettent de croquer des squelettes, un thème qui apparaitra dès lors dans ses toiles. Il sera professeur de peinture à La Cambre de 1950 à 1960. A la 27e Biennale de Venise, ses scènes de la Passion du Christ avec des squelettes sont condamnées pour hérésie par le futur pape Jean XXIII. C’est ce qu’on appelle une consécration ! Dès 1966, il aura droit à de nombreuses rétrospectives : à Lille, au Musée d’Ixelles, à Tokyo et Kyoto et au Grand-Palais à Paris…

On comprend sans peine à la lecture de sa biographie que l’œuvre de Delvaux est intimement liée à sa vie personnelle et à ses découvertes artistiques et visuelles. Au fil de l’exposition, qui ne contient aucune œuvre majeure (et ce n’est pas un souci), l’intérêt se porte sur les années de recherches du peintre : ainsi, les paysages expressionnistes ou une très belle gare dans les tons de terre, La chaussée de Tirlemont ou Le port de Bruxelles ne portent pas encore la marque de leur auteur. C’est pourtant émouvant de voir cette recherche, qui fera sens par la suite.

Dès qu’il aura trouvé sa pictothèque personnelle et intime – femmes nues, squelettes, bâtiments et temples antiques, trains, gares et lignes de chemin de fer –, Delvaux jouera sans fin avec ces éléments, en offrant de multiples versions dessinées, gravées, peintes.

S’appuyant sur ces images archétypales, il pourra enfin y infuser des sentiments très profonds : la solitude, les pensées mystérieuses, la crainte de la mort, une inquiétude diffuse. Les Vénus de Delvaux ont le regard perdu, elles ne sourient pas. Rarement dans la communication avec un éventuel autre personnage du tableau, elles sont là, hiératiques, dans des paysages parfaits qui accentuent leur solitude. On peut dire la même chose des squelettes, structures sèches dans des décors sophistiqués : intérieurs garnis de riches tentures ou villes antiques au cordeau, précises et froides. Derrière ces formes parfaites, placées là comme des garde-fous, ce sont bien les méandres douloureux des pensées et émotions d’un artiste qui s’épanche et se sauve ainsi du réel.

On pointe de très nombreux dessins, qui décortiquent à eux seuls l’univers de Delvaux. Mais aussi La Vénus endormie, de 1932, où une jeune femme nue, allongée et endormie, est présentée comme une attraction foraine à des spectateurs dont aucun n’atteint sa beauté immobile et parfaite. Ou Coiffeur pour dames, 1933, avec deux femmes presque nues se coiffant à l’avant-plan, alors que derrière la vitrine du coiffeur, un jeune homme très convenablement habillé les regarde. Et bien d'autres.

Jolie histoire de retrouvailles

Dans le catalogue raisonné paru en 1974, est cité L’incendie, sans photo. Acheté par les MRBA à un privé en 1994, on y voit une femme de dos, en longue robe rouge, qui observe un bâtiment en feu, dans l’arrière-plan. « En observant le châssis, on voit que la peinture tourne autour de celui-ci », explique Frédérik Leen, conservateur en chef du département Art moderne des MRBA. « L’artiste aurait-il coupé sa toile ? On a trouvé une autre toile, de même hauteur, sans titre, représentant une femme nue, les bras levés, de la collection de Pierre et Nicole Ghêne. C’est à l’occasion de la préparation de cette exposition qu’on a compris que ces deux peintures n’en faisaient qu’une et que la toile a été découpée par Delvaux lui-même. Il a ensuite retravaillé l’œuvre de droite. En passant celle-ci à la radiographie, on voit qu'il a déplacé le personnage vers la gauche, sans doute pour rééquilibrer le tableau. Les détails architecturaux de fond se rejoignent, ainsi que le plancher », poursuit-il. Le couple Ghêne, fort de cette découverte, a fait don de cette toile aux MRBA. Une étrange décision, quand on sait que le musée d’Art moderne est fermé depuis trois ans. Une œuvre de plus qu’on enterre, en fait. Quel dommage.
Paul Delvaux dévoilé
Musée d’Ixelles
71 rue Van Volsem
1050 Bruxelles
Jusqu’au 18 janvier 2015
Du mardi au dimanche de 9h30 à 17h
www.museedixelles.be











Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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