Emi-immi-grés

Muriel de Crayencour
21 février 2015
Jacques Derrida explora la notion d’hospitalité, la présentant comme mise en danger permanent par son contraire, l’hostilité. Car pour être hospitalier, il faut ouvrir la porte de sa maison. Et l’autre doit y entrer, troublant par cette effraction ce lieu. Il utilisa pour décrire cette notion le néologisme hostipitalité. C’est le nom donné à l’exposition commissionnée par Florence Cheval à voir à L’Iselp.

Quatre duos d’artistes y explorent les différents aspects de notre identité face à l’autre. Ils explorent, redessinent des récits et fables qui fondent notre rapport à l’autre. Leur point commun : loin de tenter d’aboutir à un consensus qui lisserait les contraires, ils aspirent à garder présent et vivant l’antagonisme inhérent à la rencontre. L’agonisme plutôt que le consensus propose la philosophe Chantal Mouffe, car le consensus fait que l’avis hégémonique domine. Il faudrait plutôt trouver un système qui intègre la dissension, la rend vivante, productrice d’énergie. Une quête passionnante, à la fois politique, sociologique et philosophique.

Dès l’entrée, Grégoire Motte et Eléonore Saintagnan ont entrepris une recherche sur les animaux féraux (c’est à dire animaux domestiqués, transportés dans un autre pays, puis retournés à l’état sauvage, dans cet ailleurs). On avait pu voir à La Centrale leurs hippopotames que Pablo Escobar avait fait venir en Colombie et qui se sont aujourd’hui échappés et intégrés dans le paysage environnant. Ici, ce sont les perruches vertes qui ont développé plusieurs colonies à Bruxelles. Leur arrivée date de l’Expo 58. Sous l’Atomium on avait installé une grande volière remplie de perruches de toutes les couleurs. Elles furent ensuite installées au Meli Park d’où elles furent relâchées en 1974. Quand on les a libérées, seules les vertes ont survécu. On en trouve aujourd’hui des colonies place Guy d’Arezzo à Uccle, sur le site de l’OTAN à Evere, au parc de Forest... devenues une source de dégradation pour les habitants. Les deux artistes en ont fait un film, des cartes postales, et quelques bijoux, pour leur redonner une place valorisée.

Elise Florenty et Marcel Türkowsky présentent trois installations. La première, Shut Up Like A Telescope, intègre les deux autres. Une série de filets colorés pendent du plafond. En visitant l’installation, on a l’impression d’entrer dans une forêt profonde. Trois vidéos sont projetées. L’une est un conte patchwork, fait de phrases tirées de plusieurs histoires, dont Le Chat Botté, Les Voyages de Gulliver, Alice aux Pays des Merveilles... C’est un récit syncopé évoquant des hôtes malvenus ou imprévus, une parabole de l’Europe qui se rétrécit et se ferme aux immigrés.

L’immense installation cathédrale dans la grande salle est une réalisation d’Olive Martin et Patrick Bernier. Au départ, c’est le jeu d’échec qui les fascinent. Ce jeu millénaire sur la guerre, l’hostilité, le combat, ils le transforment : les pièces deviennent bicolores quand elles capturent ou sont capturées. Ce qui change complètement ce jeu qui modélise le réel. Les pièces de L'Echiqueté sont posées sur un plateau tissé par eux. Cette recherche sur le tissage, jusqu’au Sénégal, leur permet d’installer plusieurs métiers à tisser et plusieurs jeux d’échecs sur une immense structures d’échafaudage, dans une proposition transversale riche de sens.

Le dernier duo, Effi & Amir, présente un film extrêmement poétique sur un petit arbre – un olivier - arrivé dans un parc de Bruxelles, et qui finira par mourir. Créé en partie avec des images Google Maps et accompagné d’un texte précis comme un couteau, s’y déploie une parabole de l’étranger se racrapotant de tristesse au centre de la Capitale européenne The Vanishing Vanishing-Point parle ainsi de l’impossible assimilation.

Une fois de plus, des artistes s’interrogent sur des aspects très actuels du vivre ensemble, et, ce faisant, proposent une série de solutions à la marge. Laissons-leur le temps d’infuser dans la société. Ici s’écrit les possibles de demain...
Hostipitalité
L’iselp
31 bd de Waterloo
1000 bruxelles
Du mardi au samedi de 11h à 18h30
Jusqu’au 21 mars
www.iselp.be

 

















 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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