En quelques mots, délier la langue

Manon Paulus
08 avril 2022

Il y a les mots qu’on avale et ceux qu’on a sur le bout de la langue, les phrases trompeuses, les énoncés clairs et les paroles qui expliquent de travers. Il y a ce que les mots racontent et ce que le langage conditionne. À la Maison des Arts de Schaerbeek, en quelques mots, douze artistes disent beaucoup. Réunis sous le commissariat de Lucile Bertrand, ils travaillent la matière-mot à bras-le-corps.

On connaît la puissance évocatrice des mots et leur facilité à faire naître des images en nous. Cela va de soi, tant chaque terme paraît épouser parfaitement les choses qu’ils désignent. Mais déjà quand il nous fait buter et revenir en arrière, pour trébucher encore jusqu’à la dissolution du sens, le mot commence à se dévêtir. Un peu comme dans la vidéo Take a look from the inside de Chantal Maes, qui suit les balbutiements au cours de la lecture d’un texte de Christian Dotremont.

Quand le mot fait image, c’est-à-dire quand il s’en approprie les attributs, il se présente nu dans sa picturalité et expose frontalement son caractère ambigu. « Le langage n'est pas la vérité. Il est notre manière d'exister dans l'univers. Jouer avec les mots, c’est simplement examiner les modes de fonctionnement de l’esprit, refléter une particule de l’univers telle que l’esprit la perçoit », dit Paul Auster. Ces allers et retours entre le monde interne et l’extérieur sont par ailleurs constants dans cette exposition. La force et la violence des mots sont successivement exposées par les artistes qui ont recours à la saturation, la répétition, la dissolution comme autant de moyens de bouleverser ce qui semble aller de soi.

Dans l’installation Pour remonter à la surface, Barbara Geraci s’attache à décrire les gestes et le vocabulaire du travail ouvrier lié à un passé minier. Obscur au départ, on comprend ensuite que les phrases sont extraites de carnets de son grand-père italien, qui apprenait la langue française en même temps que son nouveau métier de contremaître. Aucun mot n’a été rajouté, mais certains ont été déplacés pour créer une poésie de l’étrange, faite d’instructions soumises à l’ordre et à la sécurité, d’où plane toujours le sentiment d’un drame imminent.

Le livre et la feuille, comme réceptacles de l’écriture, sont bien entendu deux des principaux terrains de jeu pour se frotter au mot. Dans son travail, Sylvie Eyberg efface pour mieux faire apparaître. Des textes de Virginia Woolf, en anglais et dans leur traduction française, elle extirpe des petites unités de sens, constellations dans la blancheur du papier, qui se rapportent au pronom She et à l’attribut The (elle et le/la/les en français). De la répétition émerge une sorte de mystère, comme chez On Kawara avec sa série de livres I went. Réalisés entre 1968 et 1979, l’artiste y a rigoureusement consigné son itinéraire quotidien sur une carte. Il documente la trace d’un passage et formule une définition de l’être par rapport au temps et à l’espace. Cette tendance à l’archivage n’est pas le seul fait d’On Kawara, on retrouve cette même obsession du temps dans les agendas de la plupart des individus. Ici, Pierre Buraglio rature jusqu’à saturation sa page de rendez-vous, pour réécrire par-dessus What’s New. Rendant presque risible la planification d’une vie dans un petit agenda.

Le mot sort de la feuille avec Florian Kiniques, qui le place sur des lattes en verre, posées contre les murs. Il prend la mesure des corps pour donner corps aux mots qui, silencieux malgré leur jeu plastique, pourraient passer inaperçus dans cette grande salle. L’installation Frontière visuelle de Godelieve Vandamme donne vie au langage d’une façon tout à fait surprenante. Des lettres moulées à partir d’encre de Chine congelée se dissolvent sur une large feuille de papier. Ce faisant, le mot se perd mais le sens s’active grâce aux coulures qui recréent un nouveau paysage.

Le mot peut être aussi scandé et, avec le geste, former des actes de protestation (Eirene Efstathiou, When the Revolution Comes), ou être chuchoté à l’oreille pour délier le fil de notre imagination (Marcelline Delbecq, Daleko). C’est seulement dans l’ultime œuvre de l’exposition, de Lucile Bertrand, que le mot marque par son absence. Elle nous laisse sur l’idée que certaines choses sont indicibles, ou qu’il n’y a parfois rien pour dire. Le langage pictural reprend alors le dessus pour signifier un état émotionnel au moyen de petits points colorés apposés sur une série de photographies, dont l’image disparaît progressivement. Un retour à la page blanche, où réinvestir le creux entre les mots et images.
 

En quelques mots...
Maison des Arts de Schaerbeek
147 chaussée de Haecht
1030 Bruxelles
Du mardi au vendredi de 11h à 17h et le week-end de 11h à 18h
Jusqu'au 30 avril
lamaisondesarts.be

Manon Paulus

Journaliste

Formée à l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, elle s’intéresse à l’humain. L’aborder via l’art alimente sa propre compréhension. Elle aime particulièrement écrire sur les convergences que ces deux disciplines peuvent entretenir.

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