Femmes artistes : l’égalité reste un combat infiniment actuel

Charline Cauchie
18 avril 2022

Au Royaume-Uni, la journaliste et autrice Hettie Judah travaille à visibiliser la place des femmes artistes dans le secteur de l’art et dénonce les obstacles qui sont encore faits à leur carrière. Des réalités qui résonnent en Belgique également.


Hettie Judah est une journaliste britannique, critique d’art et autrice de plusieurs livres (uniquement disponibles en anglais) dont un guide sur les événements et lieux artistiques de Londres, un essai sur Frida Kahlo et un autre sur la peintre britannique Caroline Walker.

Mais c’est surtout de son dernier grand projet, toujours en lien avec la visibilisation des femmes artistes, dont nous voudrions parler. Il s’appelle Comment ne pas exclure les parents artistes et reprend dix recommandations à destination des institutions d’art et des résidences d’artistes. Elle en a tiré un livre qui sera publié en septembre 2022. Ce projet a un côté iconoclaste, car il veut éviter de cibler les femmes comme étant les seules dont la carrière est impactée par la charge parentale. Ainsi, écrit-elle en préambule : “Alors que la responsabilité de la garde des enfants incombe à une écrasante majorité aux mères, nous utilisons le mot ‘parent’ dans ces lignes directrices dans l’espoir que cela puisse changer."


Quels sont les chiffres des inégalités ?

Vœu bien pieux lorsque l’on connaît les chiffres disponibles sur la répartition de la charge parentale dans les couples hétérosexuels. En effet, la Belgique, même si elle est pauvre en statistiques (ce que ne manquent pas de dénoncer de nombreuses associations), peut tout de même compter sur l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes pour établir qu’en 2020, “une femme consacre 1 heure et 20 minutes (en semaine) et 1 heure (le week-end) de plus qu’un homme aux tâches ménagères”. Quant à la charge parentale, l’Institut nous apprend que “les mères qui ont de jeunes enfants consacrent en moyenne 16 heures et 6 minutes par semaine aux soins et à l’éducation des enfants. Les pères passent quant à eux 8 heures et 34 minutes de leur temps hebdomadaire à effectuer ces tâches.” Ainsi, pour les femmes, “le nombre moyen d’heures de travail rémunéré diminue considérablement lorsqu’elles ont des enfants. Les tâches ménagères augmentent beaucoup et restent très présentes, même lorsque les enfants grandissent.”


Hettie Judah s’est, elle aussi, penchée sur les statistiques liées à la situation des femmes dans son pays, et plus particulièrement des femmes artistes. Elle écrit ainsi : “Même les artistes qui partagent la garde des enfants avec leur partenaire ont le sentiment qu'en tant que mère, elles portent la responsabilité ultime des aspects logistiques et administratifs de la gestion d'une
famille. Tout cela représente une énergie physique et mentale qui n'est plus utilisée pour l'art.”

Hettie Judah a publié avec Kate McMillan, maîtresse de conférence au sein du prestigieux King’s College de Londres, un rapport qui a porté sur l’analyse de la place des femmes dans le secteur artistique britannique pendant toute l’année 2019. Les conclusions sont malheureusement d’une triste redondance par rapport aux situations dans d’autres pays (cf. les données rassemblées par le MOOC Elles font l’art du Centre Pompidou) : les étudiantes sont majoritaires dans les écoles d’art britanniques (entre 66% et 74% selon les sections), mais on ne retrouve qu’une proportion de 35% de femmes parmi les artistes représentés par les galeries londoniennes. Chez Sotheby’s, à peine 2 des 10 meilleures ventes sont celles d'œuvres de femmes. “Pourtant, ces maisons continuent d’affirmer qu'elles ne sont que des arbitres de l'offre et de la demande existantes, écrit Kate McMillan. Mais ce sont elles qui établissent les estimations sur la base de précédents historiques, conseillent les collectionneurs et continuent de spéculer sur les valeurs futures. Les artistes féminines d’aujourd'hui portent le fardeau de l'histoire, de la déréglementation et de l'irresponsabilité.”


Une pandémie sanitaire qui accroît les inégalités

Hettie Judah montre que les femmes artistes disparaissent du monde de l’art lorsqu’elles fondent une famille (en réalité, dès qu’elles sont enceintes, elles peuvent voir leurs performances annuler sans consultation, rapporte-t-elle). Un constat établi dans d’autres professions, à commencer par celle pratiquée par l’autrice de ses lignes : le journalisme (cf. les conclusions de l’Association des journalistes professionnels). Hettie Judah montre aussi que, bien que la visibilité de la maternité s'améliore quelque peu, de nombreuses artistes continuent de devoir choisir entre être artiste et avoir une famille : “Il y a rarement une épouse pour s'occuper des choses, comme c'est le cas pour de nombreux artistes masculins”, ironise le rapport.


Pire : “Depuis l’épidémie sanitaire liée au COVID-19, les femmes artistes jonglent plus que jamais avec la précarité des revenus et le travail domestique et parental." Les effets délétères de la pandémie sur l’égalité mettront plusieurs années à être analysés avec précision, mais le Forum économique mondial parlait déjà, en mars 2021, de 36 années supplémentaires qui seront nécessaires pour arriver à la parité au niveau mondial (source : TF1).


Que peuvent faire les structures artistiques ?

Les femmes artistes réapparaissent, parfois, à la cinquantaine, dans le secteur artistique, se heurtant à de nombreuses difficultés, comme l’âge maximum pour participer à certains concours ou résidences artistiques. C’est pour cela que Hettie Judah recommande aux structures de “repenser ou supprimer les limites d'âge pour les résidences et les prix” et d’éviter d'interpréter “les lacunes sur un CV comme un manque d’engagement ou d’effort”.

Quant aux mères plus jeunes qui tiennent bon dans leur profession, soit elles font face à leur culpabilité et aux stéréotypes de la mauvaise mère qui délaisse sa progéniture, soit au fait de ne pas correspondre au stéréotype de l’artiste bohême (nightlife, parties and wild behaviour, résume l’autrice), de devoir se déplacer sur de longues périodes, d’être programmées en dehors des heures d’ouverture des crèches et des écoles ou encore de ne pas pouvoir bénéficier d’un soutien financier pour un service de garde d’enfants.

En Belgique, on sait que les services de garderie restent un enjeu pour les femmes (et donc pour les femmes artistes) : “Alors que plus de 10% des femmes avouent que les services proposés sont trop onéreux, les hommes se sentent rarement concernés par ce problème”, écrivait l’Institut pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans un rapport datant de 2011.


Hettie Judah recommande de travailler avec les artistes en s’adaptant à leurs besoins parentaux, ce qui signifie aussi d’y consacrer un budget et d’aménager des facilities. Chez nous, une résidence d’écriture enfants admis a ainsi fait son apparition l’an dernier dans le secteur des arts vivants et de la parole. C’est une trop rare exception dans un secteur qui a encore du mal à se penser inclusif.


Pour aller plus loin

- Le compte Instagram de Hettie Judah où elle publie ses actualités professionnelles
- Le projet bruxellois Open Museum qui rassemble les initiatives inclusives des musées bruxellois
- Le MOOC Elles font l’art du Centre Pompidou dont les contenus sont toujours disponibles et passionnants
- Le brillant essai Les grandes oubliées de l’autrice et journaliste Titiou Lecoq
- Le tout aussi brillant Exploser le plafond de verre - Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture de Reine Prat
- Le compte Instagram d’Eva Kirilof traitant des femmes artistes d’hier et d’aujourd’hui
- Le podcast Vénus s’épilait-elle la chatte ? qui “déconstruit l'histoire de l'art occidentale” (avec notamment un impressionnant épisode sur Picasso)
- Le compte Instagram de la féministe Illana Weizman traitant de maternité et de féminisme au sens large

Charline Cauchie

Journaliste

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