Le Musée Juif propose Four Sisters, un portrait croisé de Julia Pirotte, Marianne Berenhaut, Sarah Kaliski et Chantal Akerman, quatre femmes artistes de générations différentes dont les productions ont été marquées par les fracas de l'Histoire. Jusqu'au 27 août.
Julia Pirotte, Marianne Berenhaut, Sarah Kaliski et Chantal Akerman ne se sont jamais rencontrées physiquement. De différentes générations, ces femmes artistes partagent bien des choses. Toutes d'origine polonaise, elles ont vécu à Bruxelles où elles ont été affectées directement ou à travers leurs proches par la tragédie de la Shoah ou les persécutions de l'Occupation. Elles ont traversé le siècle faisant preuve de résilience et de ténacité dans leurs carrières respectives. C'est tout ça ce que nous montre Four Sisters, une exposition chorale au Musée Juif de Belgique, la dernière avant rénovation-transformation complète du bâtiment.
Structurée en deux parties, la première présente de nombreux documents et photos d'archive, souvent inédits, pour tracer le parcours des quatre femmes en trois mouvements. Destruction revient sur les années de guerre, ces blessures originelles qui ont bouleversé la vie des artistes et de leurs proches. S'impose alors la question qui résume le propose de l'exposition : Qu'est-ce qu'on fait de cette histoire, de cette matière traumatique, comment la transforme-t-on en expression artistique ? Emancipation évoque la naissance et le développement de la pratique artistique. Et enfin, la visibilité et la reconnaissance.
La deuxième partie, à l'étage, dresse le portrait de ces femmes par le biais de leur production artistique.
Née en 1907, Julia Pirotte est certainement celle qui est aujourd'hui la moins connue. Politiquement engagée dès l'adolescence, elle a fait halte à Bruxelles sur le chemin de son exil depuis la Pologne. Elle a vécu la guerre à l'âge adulte, où son activité dans la résistance a orienté le reste de sa vie. Elle a photographié ses camarades de combat et la libération à Marseille, où elle a vécu, et a réalisé de beaux portraits de sa sœur disparue. Elle fut aussi l'une des seules photographes à ramener des images du pogrom de Kielce, la ville polonaise où des résidents juifs ont été massacrés en 1946 dans une soudaine explosion de violence.
Née en 1941, Sarah Kaliski a vécu le traumatisme de la déportation de son père en enfant caché. « Je n'ai pas d'autodéfense, je me sens mutilée face à la réalité. C'est ça peut-être l'enfance, l'incapacité du mensonge », écrit-elle. Ses dessins sont tendus d'une force brute et vitale. On y découvre aussi des références à des figures intellectuelles marquées par la tragédie, comme les poètes Max Jacob ou Ossip Mandelstam. Son trait est exubérant, cru, allégorique et sarcastique. Souffrance et jouissance, rêve et tragédie sont pour elle indissociables. Elle créait dans une sorte de fièvre qui la poussait à peindre et dessiner sur les supports les plus divers, que ce soient une grande bâche, des napperons de restaurant, des sous-bocks ou des emballages alimentaires.
Chantal Akerman, dont le film Jeanne Dilman 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles a été consacré en 2022 comme meilleur film de tous les temps par la prestigieuse revue britannique Sight & Sound, n'a plus besoin d'introduction. Les ramifications et les racines autobiographiques de son travail restent pourtant à découvrir pour beaucoup. La mère de la cinéaste, envoyée au camp à 16 ans, en a réchappé, mais ne dira jamais un mot à sa fille sur les épreuves qu'elle y a vécues. Cette absence d'images et de paroles sur la Shoah marquera profondément l'œuvre d'Akerman. « Ma mère, tout simplement, se taisait. Il n'y a rien à ressasser, disait mon père. Il n'y a rien à dire, disait ma mère. C'est à ce rien que je travaille », écrivait-elle. Dans l'installation qui lui est consacrée, on peut voir le film où sa mère lit le carnet que sa grand-mère polonaise a écrit alors qu'elle était adolescente.
Marianne Berenhaut fait figure de survivante qui, dans sa sculpture, extériorisait une violence sourde ancrée au plus profond d'elle-même. Née en 1934, elle a passé la guerre séparée de sa famille dans un orphelinat catholique. « La sculpture m'a sauvée parce que j'ai pu rendre hommage, exprimer une reconnaissance à mes parents et à mon frère disparus », a-t-elle déclaré. C'est dans les années 1960 qu'elle se fera connaître par ses « poupées-poubelles ». Ces sculptures molles confectionnées avec des matériaux de rebut, dont des bas nylon, susciteront un rejet, parfois particulièrement violent, surtout de la part des hommes, choqués par l'image de la femme qui leur était renvoyée. Elle réalise aussi des assemblages poétiques avec des matériaux trouvés comme cette rangée dispersée de machines à écrire cabossées autour d'ampoules suspendues, ou cette pelle bien masculine qui surplombe deux chaussons rouges. Un manifeste subtil.
L'art se tisse avec l'écheveau de la vie, c'est le cas chez tous les artistes à des degrés divers. Chez ces quatre femmes, il est aussi imprégné de la mémoire de terribles événements. Vécus à titre personnel ou au travers de leurs proches, c'est comme un non-dit qui brûle à l'intérieur et éclairant leurs créations d'une lumière intense.
Four Sisters
Musée juif de Belgique
21 rue des Minimes
1000 Bruxelles
Jusqu'au 24 août 23
Du dimanche au vendredi de 10 à 17h
www.mjb-jmb.org
Rédacteur en chef
Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT
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