Retour vers le futurisme

Gilles Bechet
27 mai 2023

Ambitieux et radical, le mouvement futuriste visait à rassembler l'art et la vie dans un continuum esthétique qui dynamisa les avant-gardes artistiques dans toute l'Europe. À voir dans une magnifique expo au Kröller-Müller Museum. Jusqu'au 3 septembre.

Si le futurisme est présenté, à juste titre, comme un mouvement artistique italien, il ne faudrait pas minimiser la déflagration qu'il a pu avoir sur toute la scène artistique européenne du début du XXe siècle. Ce mouvement que Filippo Tommaso Marinetti avait surnommé « la caféine de l'Europe » a clairement créé un point de rupture. Il a dynamisé et enrichi différents courants d'avant-garde, que ce soit le Bauhaus en Allemagne, De Stijl au Pays-Bas, le constructivisme en Russie ou l'Esprit nouveau en France, grâce aux échanges et influences mutuelles entre artistes au-delà des frontières italiennes. C'est ce qui apparaît dans cette passionnante exposition montée par le Kröller-Müller, Museum à Otterlo, qui montre aussi que le futurisme ne se limite pas à la peinture et à la sculpture, mais s'inscrit dans un continuum esthétique qui englobe l'architecture, la littérature, le théâtre, le cinéma, la mode, la publicité ou les arts décoratifs.


Rupture radicale

Avec la publication de son manifeste futuriste, le 20 février 1909, Marinetti donne le signal d'une rupture radicale avec le passé, faisant écho aux bouleversements technologiques et sociaux du siècle naissant, imprégné de l'idée de vitesse, de dépassement et de glorification de la ville moderne et de la machine. « L'art doit se libérer des limites de l'art traditionnel et s'étendre à l'ensemble de la vie pour la transformer en œuvre d'art totale », proclament-ils.

Mouvement complexe et multifacettes, le futurisme a aussi souffert de ses rapports ambigus avec Mussolini et avec le fascisme. Si Marinetti fait l'apologie de la guerre et de la force brutale, dans lesquelles il voyait une manière de faire table rase du passé, à l'inverse de ce qu'on a pu voir sous d'autres dictatures, le futurisme n'a jamais fait l'apologie d'un projet politique, et a au contraire bénéficié d'une liberté d'expression assez grande de la part du régime fasciste sans s'en faire le propagandiste. « L'adhésion aux idées du régime n'était pas monolithique, elle a varié en fonction du moment et des artistes, relève Fabio Benzi, commissaire de l'exposition. Marinetti s'est opposé aux lois racistes, par exemple. Et quand elles ont été exposées à Berlin en 1924, les œuvres futuristes y étaient considérées comme de l'art dégénéré, alors qu'au même moment elles étaient montrées sans censure en Italie. »


Stimuler la perception

En publiant son manifeste dans les pages du Figaro à Paris, Marinetti l'inscrivait dans une dynamique transnationale qui s'est concrétisée par une exposition de groupe qui a fait un véritable tour d'Europe, avec des étapes à Paris, puis Londres, Bruxelles, Berlin, Copenhague, La Haye, Amsterdam et Rotterdam.

Le manifeste de la sculpture futuriste rédigé par Umberto Boccioni ne visait pas moins qu'à libérer la sculpture de ses matériaux traditionnels, comme la pierre ou le bronze, par le recours à des matériaux « non artistiques ». Dans cet esprit, l'étonnante série de Complessi plastici de Giacomo Balla et Fortunato Depero. Ces sculptures abstraites aux matériaux hétérogènes et déformés comme le bois, le carton et le papier alu, parmi les premières à utiliser des polymatériaux, visaient à stimuler la perception du spectateur.

La cohabitation de ces œuvres avec d'autres réalisées aux mêmes périodes par Marcel Duchamp, Jean Arp ou Archipenko met en évidence la porosité des courants artistiques de l'époque. On remarquera ainsi une exceptionnelle et délicate sculpture mobile de Laszlo Moholy-Nagy remise en mouvement pour l'occasion.

En architecture, Le Corbusier, Mies Van Der Rohe ou Van Tongerloo ou même le Metropolis de Fritz Lang s'inscrivent dans la continuité de la ville futuriste imaginée par Antonio Sant'Ella et Mario Chattone. Poésie, typographie ou graphisme se réinventeront également au passage du futurisme. Mais c'est sans doute dans la Casa d'arte que le futurisme a atteint son objectif d'œuvre d'art totale. Mobilier, accessoires, vaisselle, vêtements, ou jouets d'enfant, tout ce qui contribue à colorer et façonner la vie quotidienne est passé de l'autre côté du miroir futuriste. Des artistes comme Giacomo Balla, Fortunato Depero ou Enrico Prampolini ont métamorphosé leur intérieur et leur mobilier aux motifs et couleurs futuristes et l'ont ouvert au public.


Du réalisme à l'abstraction

Il n'y a pas de fin officielle du mouvement. La ligne du temps qu'on retrouve en fin d'exposition se dilue dans les années 1930 et s'achève sur la bouteille en cône inversé réalisée par Fortunato Depero pour une célèbre marque de boissons alcoolisées.

Le futurisme fait partie de l'histoire, mais les traces de ses fulgurances et de ses utopies artistiques sont toujours visibles aujourd'hui.
Les visiteurs belges les plus affûtés s'étonneront peut-être de l'absence dans cette exposition de Jules Schmalzigaug, le seul futuriste belge. On peut pourtant admirer une de ses toiles, Expression dynamique d'une motocyclette en vitesse, dans la collection permanente, qui de toute façon vaut le détour.

Ouvert en 1938, le musée Kröller-Müller partageait avec le public une partie de la collection rassemblée pendant les deux premières décades du siècle par la collectionneuse Helene Kröller-Müller, qui avait pour objectif de montrer l'évolution de l'art du réalisme à l'abstraction. On peut y trouver les grands maîtres du 19e et de la première moitié du 20e siècle, dont la plus importante collection d'œuvres de Vincent Van Gogh en dehors de musée qui lui est consacré à Amsterdam . En 1950, il s'est ouvert à la sculpture qui a commencé à habiter le parc environnant, dès 1960, avec des œuvres intégrées au paysage, que l'ont doit notamment à Marta Pan, Jean Dubuffet, Guiseppe Penone et plus récemment Pierre Huyghe. Dans un pavillon conçu par Rietveld en 1955 pour une foire à Arnhem, on peut désormais admirer un ensemble de sculptures de Barbara Hepworth.
 

Le futurisme en Europe
Esthétique d'un nouveau monde
Kröller-Müller Museum
Houtkampweg 6
6731 AW Otterlo
jusqu'au 03 septembre 23
Du mardi au dimanche de 10h à 17h

www.krollermuller.nl

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT

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