Turine, Wessels, le calme après la tempête

Gilles Bechet
01 juillet 2023

Le Musée de la Photographie de Charleroi accueille deux expositions magistrales. Gaël Turine décrypte les paysages du Sud de la Belgique après les inondations de juillet 2021 et Jacquie Maria Wessels propose de sublimes images d'ateliers de mécanique automobile et de friches urbaines. Jusqu'au 24 septembre.

Habitué aux horizons lointains, Haïti, Inde, Bangladesh, Afghanistan et Afrique de l'Ouest, Gaël Turine n'avait pas encore tourné son objectif vers sa Wallonie natale. C'est avec la sidération venue des ravages causés par les inondations catastrophiques de juillet 2021 qu'il en a décidé autrement. Le changement climatique devenait tout à coup, concret, c'était ici et maintenant, pas à l'autre bout du monde. En retournant vers les bords dévastés de la Vesdre et de la Lesse, il savait déjà une chose, il ne voulait pas se muer en reporter photographe, il voulait prendre un peu de recul sur les évènements. Donc peu de personnages dans ses photos. Ce qui l'intéressait, c'était les paysages, et en deux temps. Le premier pour rendre compte de la destruction insensée, le second pour témoigner du lent processus de résilience de la nature, aidée ou non par l'homme, pour transformer le paysage.


Accumulation insensée

Pour documenter la transformation de ces paysages, il a choisi naturellement le format panoramique, qui induit tout de suite le balayage du regard. Il nous montre la nature ravagée, deux arbres écorchés, étêtés, qui se dressent dans les gravats. Et puis, il y a ces lieux de vie qu'on aurait dû trouver banals et qui deviennent lunaires, comme cette poubelle isolée au milieu d'un cratère, cette chaise de maître-nageur, désespérément solitaire au bord d'une piscine vide ou cette maison qui laisse voir à l'intérieur, par ces fenêtres, une accumulation insensée de débris dont la raison n'arrive pas à assimiler comment ils ont pu s'y entasser de la sorte.

Et puis, quand même, la vie reprend ses droits, comme avec ces touristes installés au bord de la Lesse, où flottent encore des débris du saccage, ou encore ces vaches revenues brouter paisiblement dans les prés parmi les carcasses d'arbres morts.

« La vie reprend, les jours succèdent aux jours. Notre malheur s'éloigne, poussé dans le passé par d'autres événements. Il faudra des années pour que tout sèche dans nos vies », écrit Laurent Gaudé dans un des très beaux textes qui accompagnent les photos.


Liturgie séculaire

Les photos de Jacquie Maria Wessels témoignent avec ses Garage Stills d'un monde qui a disparu ou qui est en train de disparaître. Un monde essentiellement masculin, où l'on ne compte pas ses heures, où de puissants engins sont au repos ou en convalescence. C'est celui des ateliers-garages, où l'on plonge ses mains dans le cambouis et où se blanchissent les jointures à force de serrer une clé à molette, plutôt que de vérifier les connexions d'un circuit électronique.

Une des premières choses que l'on remarque, c'est le peu de désordre dans ces photos, tout y est bien rangé, soigneusement disposé comme dans une nature morte. Après avoir été l'assistante d'un photographe à Bruxelles et étudié la photo à la Gerrit Rietveld Academy à Amsterdam, Jacquie Maria Wessels a étudié la peinture et le dessin à Londres, et l'on sent dans ses grandes images analogiques de format carré une qualité picturale et un subtil travail de la couleur qui évacue totalement la crasse et la graisse associées à ce genre de lieux. Grâce à la maîtrise de la lumière et du cadrage, chaque ustensile ou outil devient un objet précieux, un accessoire d'une liturgie séculaire.

Dans son autre série, Nature Fringe, elle s'est intéressée aux friches urbaines où la nature s'est immiscée dans des petites parcelles de ville pour y introduire des jets de vie et de couleur. L'association de ces deux séries aux formats et aux gammes de couleur identiques fonctionne à merveille, entre intérieur et extérieur, entre l'exubérance désordonnée de la nature et le rangement ordonné des outils de travail.

Les photos de deux séries sont prises aux quatre coins du monde au gré des déplacements de la photographe, avec une étonnante cohérence. Que l'on soit à Cuba, au Japon, en Pologne ou à Amsterdam, ce sont les mêmes petits autels dressés aux dieux de la mécanique, ces mêmes mauvaises herbes qui n'ont demandé à personne de venir pousser là et qui font monter leur sève et étalent leurs pétales avec une certaine impertinence et comme la certitude d'être du côté de la vie.


Traversée des gens et des marchandises

Ces deux expositions sont complétées par Six Mille, de Sarah Lowie, qui a partagé le quotidien et l'intimité d'un collectif de rappeurs carolos. Elle y a découvert un univers fascinant, complètement différent de ce qu'elle connaissait, un monde d'instinct et d'excès, de rires et de rêves. Construit autour du moment présent et qui remet ta réalité en perspective, comme elle écrit dans son texte d'introduction. Elle en a ramené des images en noir et blanc intenses, brûlantes et vivantes.

Héloïse Boulanger bouscule les codes et les attentes avec Canvas, une proposition qui tient autant de l'expo que de l'installation en mêlant collage, peinture, sérigraphie, impression 3D et des vidéos visibles grâce à des codes QR.

Et enfin, à ne pas manquer, dans la Boîte Noire, Bab Sebta, la vidéo de Randa Maroufi qui a recréé, dans des images d'une grande rigueur spatiale, chorégraphique et formelle, la traversée des gens et des marchandises à Ceuta, haut lieu de la contrebande. En un fascinant ballet de caméra, de corps et de ballots, elle met en scène ce qui est invisible dans cette trop visible frontière entre le Maroc et l'Espagne.

 

Gael Turine, Mémoire de rivières
Jacquie Maria Wessels, Garage Stills & Fringe Nature
Sarah Lowie, Six Mille
Héloïse Boulanger, Canvas
Randa Maroufi, Bab Sebta
Musée de la Photo de Charleroi
11 avenue Paul Pastur
6032 Charleroi
Jusqu'au 24 septembre
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.museephoto.be

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT

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