Le Genius Loci de la Fondation Moonens

Manon Paulus
01 mai 2021

Depuis 2014, la Fondation Moonens accueille chaque année plusieurs artistes fraîchement diplômés pour une résidence de 9 mois. Dans l'espace d'exposition mis à leur disposition, les résidents ont le loisir de présenter leur travail avec les artistes de leur choix. Genius Loci est le fruit de la proposition d'une résidente actuelle, Aymeraude du Couëdic, avec 4 autres jeunes artistes sélectionnés pour leur pratique du dessin et leurs recherches axées sur l'architecture, qu'elle soit intime ou anonyme, virtuelle ou documentaire. Une mise à l'honneur du dessin, qui se décline sur papier, sur châssis, à même le mur. Jusqu'à ce dimanche 2 mai, ces anciens étudiants de La Cambre convoquent ensemble l'esprit du lieu.

Comme point de départ, il y a cette exposition de Jérôme Zonder à la Maison Rouge qui semble avoir marqué Aymeraude du Couëdic au point qu'elle décide, elle aussi, de revisiter l'espace standardisé du white cube. Les œuvres s'invitent donc hors des murs mais également à même la paroi avec une fresque réalisée pour l'occasion par Jérôme Bonvalot. Les structures se déploient dans l'espace et engendrent une certaine circulation, ainsi qu'une multiplication des points de vue et des superpositions.

Dès l'entrée, les dessins marouflés sur châssis forment un couloir, une sorte d'intrigante haie d'honneur. Si ailleurs la figure humaine est soigneusement évincée des représentations, elle est bien présente dans les dessins de la résidente. On y trouve des personnages dont les corps se dématérialisent dans la blancheur du décor. Leur taille imposante et leur intimidante proximité instaure une confrontation directe avec le visiteur. Ces portraits aux regards fixes se décomposent et se recomposent au gré des expositions. Ici, ils se mêlent aux dessins nébuleux d'Anne-Claire Bastin. À la limite de l'abstraction, ces architectures anonymes vues de nuit se devinent uniquement grâce aux touches lumineuses. L'artiste travaille par saturation : le papier est enduit d'un gesso épais, appliqué en motifs variés, avant d'être entièrement recouvert de graphite. Elle soustrait ensuite la matière en gommant, dans une inversion du processus de dessin classique. La lumière circule, agrippée par le volume du gesso et vibre dans la frénésie des traits qui composent la masse. Cet assemblage qui se déploie dans l'espace découpe une ligne d'horizon morcelée, comme une skyline.
 

Au loin, c'est la fresque de Jérôme Bonvalot qui attire le regard. Entre le dessin et la performance, Jérôme Bonvalot se confronte au mur, au lieu, et s'engage corporellement dans l'acte de dessiner : on croirait voir les traces du combat d'un lutteur acharné face au mur immuable. Nourri d'images de paysages et de champs de bataille virtuels comme historiques, il les reformule sous forme de croquis d'architectures à grande échelle. Il agit à partir de dessins préparatoires dont il reproduit les lignes, face au mur, sans prendre de recul. Il avance donc à l'aveuglette, à tâtons, un peu comme on avance dans un jeu vidéo, sans savoir ce qui va arriver. Guidé par l'instinct et le réflexe, il semble vouloir s'oublier dans le geste. Le résultat est une sorte d'architecture désertée, marquée d'amas nerveux, dans un jeu avec l'architecture concrète de la pièce. Ces travaux in situ éphémères dépendent inextricablement de l'espace d'exposition, qui est leur lieu de naissance et de mort. Entre les deux, il y a ce chaos non identifié grandeur nature qui happe le spectateur.

Le noir de cet épais fusain côtoie la légèreté du crayon sur papier des dessins de Barbara Leclercq. On passe des architectures indéfinies et hallucinées de Bonvalot à d'élégantes ruines, tout en finesse. Dans ces travaux, un paysage urbain paraît fidèlement retranscrit grâce à la pointe de son crayon, mais à y regarder de plus près la cohérence s'effrite. Le soleil se lève à 6h30 est un corpus de dessins non achevés, toujours en mutation, par un processus palimpseste : la pratique qui consiste à effacer et réécrire sur des parchemins usagés. L'image est alors le résultat de greffes et de raccords, d'éléments partiellement effacés et emboîtés à nouveau. Inspirés de la scène architecturale de La Havane et de ses ruines habitées, ces collages évoquent le monde - cette ruine en devenir - où rien ne survient d'une page blanche, comme le contait si justement Borges. Des ruines circulaires d'où aucun art ne naît ex nihilo, ni aucun humain, ni aucun monde.

Dans ses grands lavis, ainsi que ses dessins, Céleste Joly trace des intérieurs soignés et débarrassés de toute présence humaine. Livrés à eux-mêmes mais toujours bien courtois, les animaux de la maison gardent l’œil ouvert en prenant le thé. Sans qu'on puisse exactement savoir pourquoi, quelque chose de fantastique se dégage de ces images : peut-être parce qu'on s'attend à ce que ce petit caniche joliment apprêté prenne la parole ? D'ailleurs, on entend déjà vrombir cette mouche à la taille démesurée. Ces intérieurs sont familiers mais étranges, banals et fantasques, calmes bien qu'inquiétants. Que font les animaux quand nous ne sommes pas là ? Un lieu possède plusieurs vies simultanées, innombrables et il ne se limite certainement pas à l'utilisation humaine. Dans l'Antiquité, le Genius Loci désignait l'esprit protecteur d'un lieu. Il pouvait être représenté sous différente formes, notamment animale. Rien d'étonnant, alors, à ce que les créatures de Céleste Joly veillent au grain.

Aymeraude du Couëdic, Anne-Clair Bastin, Jérome Bonvalot, Céleste Joly, Barbara Leclercq
Genius Loci
Fondation Moonens     
50 rue Philippe de Champagne   
1000 Bruxelles 
Jusqu’au 02 mai           
Sur rendez-vous    
https://www.moonens.org/  

 

Manon Paulus

Journaliste

Formée à l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, elle s’intéresse à l’humain. L’aborder via l’art alimente sa propre compréhension. Elle aime particulièrement écrire sur les convergences que ces deux disciplines peuvent entretenir.

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