Une bouteille blanche dans la mer de sable

Vincent Baudoux
06 janvier 2021

Le Musée de Grenoble présente jusqu’au 14 mars un panorama des œuvres de Giorgio Morandi. Une cinquantaine de tableaux issus principalement de la Fondation Magnani-Rocca, complétés par les quelques rares œuvres des collections publiques en France. L’ensemble couvre le parcours complet du peintre depuis les créations de jeunesse jusqu’aux dernières réalisations.

Un cas dans l’art contemporain

Giorgio Morandi est un cas dans l’art contemporain. Sa carrière est l’exact contraire d’un parcours typique du 20e siècle, car il ignore le monde marchand et la valorisation de l’œuvre, la notoriété, avec une vie personnelle discrète, sans le moindre relief social. Comment expliquer qu’un bilan ainsi à contresens de l’Histoire devienne majeur ? La photographie de son atelier donne un indice : un espace restreint et clos (sa chambre, bien modeste, voire austère). Face à la fenêtre, une étagère qui accueille le sujet à peindre, entourée de rayonnages où attendent des dizaines d’objets en réserve. Rien de clinquant, le quotidien dans sa banalité la plus terne.

Un processus particulier

Giorgio Morandi compose, c’est-à-dire qu’il met ensemble. Devant une toile écrue tendue sur châssis en guise de fond, un objet, puis un autre. Le peintre est à l’écoute de leur dialogue visuel, car ils se racontent leurs formes, leurs rondeurs de volumes, la manière dont la lumière glisse horizontalement et verticalement, sur la porcelaine, le métal, le verre, la terre cuite, la céramique, avec les diverses textures et grains de matières, leurs vies et souvenirs peut-être puisque ces objets, usagés, poussiéreux, proviennent souvent de brocantes. Pour éviter que leurs confidences s’ébruitent, ils se serrent l’un près de l’autre. Que se passe-t-il lorsque l’artiste change la couleur de fond ? Entretiennent-ils le même dialogue ? Sûrement pas, tant l’arrière-plan est lui-même partie prenante du récit, avec ses propres spécificités visuelles. Qu’arrive-t-il si Morandi ajoute un troisième larron à ce duo, puis un quatrième, etc., et change plusieurs fois encore la couleur du décor ? On l’a compris, bien avant le premier coup de brosse, le peintre rapporte cette discussion de groupe dans sa dynamique relationnelle plastique. Ceci rappelle Cézanne face à la Sainte-Victoire… celui qui, découvert dans les illustrés en noir et blanc, a donné sa vocation à Morandi. Voilà pourquoi la mise en scène se réduit au minimum, en lumière ambiante, avec une prise de vue centrée, en léger surplomb, rechignant à la profondeur perspective et à la focalisation. Juste un alignement, comme une famille le ferait pour une aimable photo souvenir.

Moins, c’est plus

Ces mises en scène n’ont qu’un but : évaluer si l'arrangement « tient » vis-à-vis des changements constants de condition lumineuse, le matin, l’après-midi, lorsque le soleil est au zénith ou qu’il décline, par une atmosphère nuageuse ou pluvieuse, etc. Outre Cézanne, Morandi se trouve des accointances avec Monet lorsqu’il peint la cathédrale de Rouen. Comment une seule composition, toujours pareille, minimale, peut-elle apparaître toujours différente, et résister aux changements imperceptibles mais continus du temps qui passe ? C’est seulement lorsque ce critère est rempli que le peintre se tourne vers ses pinceaux. Ceci explique sa production limitée. Mais, avec Morandi, il ne s’agit pas d’une montagne aux forces telluriques qui se comptent en millions d’années, ni de cathédrales érigées par des artisans d’exception, mais d’humbles objets industriels et usagés, à portée de main. Alors que le monde moderne s’excite à toujours en faire plus, plus loin, plus fort, plus performant, Morandi applique avec fermeté le principe qu’un de ses contemporains attribue au design : Ludwig Mies van der Rohe, pour qui « Less is more ». Expression qui, au même moment, devient « Small is beautiful », selon la formule énoncée par Ernst Friedrich Schumacher, lui aussi contemporain de l’artiste italien. Il est probable que ces trois novateurs, chacun dans son domaine, ignoraient réciproquement l’existence les uns des autres, tout en respirant le même air du temps.

Peupler le désert

« Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien en voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit », disait Morandi. D’où les formats réduits, le peintre craignant de disperser son regard. Peu importe qu’il n’ait jamais quitté sa chambre, chaque centimètre carré de la toile devient un voyage, intense, sans quitter le chevalet des yeux. Se pourrait-il qu’un signe niché au cœur des tableaux présage de la destination ? L’arrière-plan quasi uniforme se perçoit comme une vaste étendue à peine modulée, à perte de vue, sous un soleil de plomb, sans la moindre ombre, comme dans le désert. Ceci explique la préférence des teintes ocrées. L’artiste affectionne les couleurs grèges, dans leurs nuances si nombreuses que le langage peine à les définir. Ainsi, rien que pour la plus terne, le gris, sans évoquer la multiplicité des autres teintes et leurs intermédiaires, il faut évoquer les nuances entre gris ardoise, gris argent, gris argile, gris bistre, gris bitume, gris châtaigne, gris étain, gris fumée, gris acier, gris anthracite, gris de Payne, gris fer, gris perle, gris souris, gris tourterelle, gris mastic, gris de plomb, gris de taupe, gris tourdille, etc. Au point que Morandi broyait lui-même ses couleurs, l’industrie des pigments en tube ne pouvant se permettre une telle quantité de nuances pour chacune des teintes.

Nourrir la surface

Une autre façon de nourrir la surface picturale est tout simplement de la peindre. Mais pas n’importe comment, puisque Morandi rend le travail de sa brosse bien visible, avec des charges de matières plus ou moins épaisses ou maigres. Il est intéressant de regarder (de près) ces toiles de ce simple point de vue, tant ceci ressemble à la mer, quand l’uniformité colorée globale se transforme en mouvements de houle selon le vent, les courants, la hauteur ou le creux des vagues qui piègent ou réfléchissent la lumière, etc. Une même teinte se module ainsi en milliers de nuances, tellement changeantes qu’elles en deviennent insaisissables. Les photographies prises en atelier montrent que, avant de figurer dans les tableaux, certains objets sont peints, en tout ou en partie, de manière plus ou moins affirmée, laissant cette intervention bien visible. Ce qui revient à dire que Morandi peint la peinture. La clé de son œuvre s’y trouve, avec un artiste qui réfléchit tout autant aux conditions de sa pratique picturale qu’à la pratique elle-même. Pour peu, la démarche aurait été taxée de conceptuelle et minimaliste, si ces étiquettes avaient existé à l’époque. Préfigurait-elle des œeuvres aussi diverses que, par exemple, les achromes de Piero Monzoni ou Robert Ryman, qui font la même chose mais en se passant du sujet à représenter ? Une illusion rétrospective, sans doute.

Sans aller jusque-là, prendre le temps de bien regarder ses tableaux, comme le recommande Morandi, c’est percevoir la surface aride en arrière-plan, d’où émergent lentement, comme un mirage, des tremblements sous prétexte de volumes à représenter. Ces flacons, bouteilles, gourdes, brocs et autres carafes agglutinés les uns aux autres sont autant de récipients destinés à préserver le liquide, une absolue nécessité si l’on veut survivre dans les sables du bled. S’adressant à son ami Lamberto Vitali peu avant sa mort, le peintre confie : « Une bouteille blanche est tout ce qui reste. » Une bouteille jetée à la mer de l’éternité, blanchie sous la poussière.

Giorgio Morandi
Œuvres de la Collection Magnani-Rocca et des collections publiques françaises
Musée de Grenoble
Grenoble
Jusqu’au 14 mars 2021
www.museedegrenoble.fr

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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