Les vents subtils de Haseeb Ahmed

Gilles Bechet
23 février 2023

Chez Harlan Levey Projects à Molenbeek, Haseeb Ahmed convoque la science et les mythes dans ses sculptures mécanismes inspirés des mouvements de l'eau et du vent, à voir jusqu'au 25 mars.

Le vent n'a pas de couleur. Il n'a pas d'odeur ni de matière, sauf celles qu'il transporte avec lui. Ses noms sont innombrables. Longtemps il a soufflé sur les mythes et légendes. Aujourd'hui, il n'intéresse plus guère que les météorologues, les scientifiques, et parfois les poètes et les artistes, comme Haseeb Ahmed. Cet artiste américain qui vit et travaille en Belgique développe une œuvre au croisement des mythes, des sciences et de l'art. Depuis une dizaine d'années, il s'intéresse aux mécaniques et aux métamorphoses des fluides, que ce soit l'eau ou les vents, et à ce qu'ils peuvent nous apprendre sur la réponse à donner au changement climatique. L'exposition qu'il propose chez Harlan Levey à Molenbeek combine différentes séries. Au centre de l'espace, un curieux carrousel où le visiteur peut se frotter dans une expérience sensuelle et méditative à un ou plusieurs des 18 vents enregistrés par l'artiste. Choisis de façon aléatoire, ils sont reproduits par des héliophones artisanaux, semblables aux mécanismes utilisés pour reproduire les vents au théâtre et à l'Opéra depuis le 14e siècle. Dès qu'un vent se met à souffler, le sol se met à tourner alors que le plafond couvert de miroirs tourne dans le sens opposé. De quoi (légèrement) faire tourner la tête comme si le sirocco ou la tramontane s'y engouffrait.


Éternelle jeunesse

Indissociable de la naissance de la vie, l'eau reste un élément indispensable à la croissance et à la survie de l'humanité. Menacée par la pollution, comme par un usage extensif à des fins industrielles, l'eau mérite de plus en plus son surnom d'or bleu. C'est ce statut paradoxal, entre commodité pour les uns et condition de survie pour les autres, que Haseeb Ahmed interroge dans sa série de sculptures Fountain of Eternal Youth. Dans cette construction en circuit fermé, inspirée par les fontaines de jardin japonaises en bambou, coule une eau à laquelle a été mélangée de l'hormone de croissance. Grâce à un mécanisme aussi simple que sophistiqué de lumières et de jeux de miroirs, l'eau qui, goutte à goutte, coule des tuyaux transparents semble en suspension. Les perles d'eau irisées paraissent même remonter en inversant leur mouvement naturel. C'est comme si le temps s'était arrêté. Dans nos sociétés contemporaines, les médicaments se sont désormais arrogé les pouvoirs des dieux de l'Antiquité et les Narcisse d'aujourd'hui prennent rendez-vous au cabinet de chirurgie esthétique.

Sur le mur du fond s'alignent des collages pour lesquels Haseeb Ahmed a collaboré avec un artisan vénitien, magicien des papiers marbrés, et un programme d'intelligence artificielle auquel il a demandé de rechercher dans la littérature des références liées au vent et au temps. L'artiste a peint ensuite certaines des phrases assemblées par le programme sur un fond marbré inspiré par la visualisation du mouvement des vents. Une juxtaposition qui reflète comment nous pouvons superposer du sens et de la culture aux phénomènes naturels.


Archéologue de l'invisible

Près de l'entrée se déroule une bande de papier couverte d'énigmatiques dessins que l'artiste a produits par frottage dans le tunnel d'essai de l'Institut Von Karman. À la pointe des études dans la dynamique des fluides, cet institut de recherche basé à Rhode-Saint-Genèse travaille pour l'industrie et pour l'Agence spatiale européenne. Pour des raisons de confidentialité et de sécurité, aucune image ni le moindre document ne peuvent sortir de ses murs sans autorisation. Alors, tel un archéologue de l'invisible, l'artiste a réalisé un frottage en enveloppant tout le tunnel d'un bande de papier pour y capter, grâce à cette méthode archaïque, des traces infimes des activités de recherche qui remontent à la Seconde Guerre mondiale.

Cette exposition pose la question de ce que peut être un artiste engagé dans la société d'aujourd'hui. Haseeb Ahmed ne le fait pas de manière frontale par des slogans, mais plutôt de manière indirecte par un retour vers les mythes fondateurs et par une observation poétique des éléments.

 

18 Winds
Haseeb Ahmed
Harlan Levey Projects 1080
65 rue Isidoor Teirlinck
1080 Bruxelles
Jusqu'au 25 mars
Du mercredi au samedi, de 12 à 18h
www.hl-projects.com

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT