Un Brexit culturel ?

Vincent Baudoux
01 mars 2022

Si l'œuvre de William Hogarth est l'une des plus remarquables de l'art du 18e siècle en Angleterre, il incarne aussi une série de valeurs développées en Europe continentale au même moment. C'est ce que montre l'exposition Hogarth and Europe à la Tate Britain, qui présente quelques artistes continentaux qui s'en sont inspirés, ou ont inspiré l'artiste anglais.


Des conflits créateurs

Hogarth vit dans une époque marquée par les conflits. À l'extérieur, outre les tensions vis-à-vis de la France, l'Angleterre est successivement en guerre contre l'Espagne et l'Autriche, et impliquée dans la guerre de Sept Ans. Sur le plan intérieur, Hogarth (1697-1764) est enfant de la Glorious Revolution qui oppose les protestants aux catholiques, et aboutit au renforcement du Parlement face à la monarchie. Ces deux conflits remettent en cause l'ordre social prévalant et favorisent l'arrivée de milliers de réfugiés protestants qualifiés venant du continent. Londres marque alors une croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime hors norme, qui génère la création de la Bourse, et à une liberté de presse inconnue jusque-là. La prochaine révolution industrielle y trouvera un terreau favorable, et bientôt l'Angleterre dominera le monde.


Un entrepreneur indépendant

Hogarth a vingt ans quand sa première gravure à succès est piratée, sans aucun moyen de recours. Orphelin, en charge de sa famille (avant de décéder, son père avait été emprisonné cinq ans pour dettes), cet épisode déclenche chez le jeune homme une réaction qui déterminera la suite de son œuvre. Il se voit désormais créateur d'art, et parallèlement entrepreneur qui gère sa carrière et la diffusion de ses produits à la manière d'un business. C'est grâce à son obstination que la première loi sur les droits d'auteur est promulguée en 1735. Peintre, mais aussi un des meilleurs graveurs de son temps, il considère ses gravures comme des produits dérivés de ses tableaux, ce qui lui permet de toucher un public nettement plus vaste, et de réaliser des profits bien supérieurs eu égard au grand nombre d'exemplaires vendus. À l'inverse de ses prédécesseurs, Hogarth gère lui-même la commercialisation de ses productions, sans plus dépendre de l'arbitraire d'un noble et protecteur mécène. Dans ce cadre, il organise chez lui des ventes aux enchères de ses propres œuvres, monte des expositions dans des espaces privés, se passant ainsi des institutions officielles. Le ticket d'entrée, payant, qui donne accès à l'exposition, est à la fois un des premiers produits dérivés connus (une petite gravure originale) et un outil de promotion.


Les contenus et la forme

Soucieux d'assurer un avenir matériel décent à ses jeunes sœurs en ces temps où la misère et la déchéance se rencontrent à tous les coins de rue de Londres, menant souvent à la prostitution des plus pauvres, Hogarth imagine tous les moyens possibles de faire de l'argent à partir de son art. Les roturiers affairistes et entrepreneurs sont dépensiers, ils créent un contexte favorable au marché de l'art, amplifié par les plaisirs de l'actualité satirique éditée en gravures bon marché. Hogarth devance leurs désirs en peignant des tableaux de la manière la plus rassurante, conventionnelle même, mais aux contenus inédits. Ainsi le portrait de Miss Mary Edwards, peint de la manière la plus académique qui soit. On en retient surtout que la dame est une des plus riches héritières d'Angleterre, qui supporte mal que son mari dilapide sa fortune. Aussi, elle fait annuler son mariage, rendant leur fils illégitime, de manière à n'avoir plus de comptes à rendre à personne. Elle se fait ensuite portraiturer par Hogarth, entourée de tous les signes de l'indépendance. Elle prend la pose habituellement réservée aux seuls hommes, un chien de chasse soumis à ses pieds, sous le regard d'Alfred le Grand et Elizabeth 1ère, et qui sont des emblèmes de l'indépendance anglaise. Sur le bureau, une mappemonde et un écrit de sa main indiquent qu'elle gère elle-même sa propre vie et ses affaires.

L'art de Hogarth tout entier se trouve dans ce tableau. Il marie un contenu provocant pour l'époque avec la forme la plus conventionnelle. Le langage verbal prime, le tableau reste avant tout un objet de discours bien davantage qu'un assemblage singulier de couleurs, de matières, de lumières. Hogarth abandonne les thèmes bibliques supposés éternels pour les remplacer par des récits d'actualité, par ce dont on parle, le véritable sujet étant les comportements urbains dans une ville où l'exploitation systématique d'autrui crée un écart gigantesque entre les nantis et les dénués de tout. Si l'artiste base ses productions sur des Moral Modern Subjects, narrations éducatives et qui ravissent le public politiquement correct de l'époque, il ne manque jamais d'y ajouter des détails scabreux et anecdotes croustillantes: cela augmente les ventes.


Un précurseur

Mettant en pratique la citation de Shakespeare selon laquelle « Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous n'y sont que des acteurs », Hogarth voit les excès de la cité moderne comme un théâtre à ciel ouvert, et conçoit ses tableaux et ses gravures comme des récits en plusieurs actes, qu'il densifie en y superposant des événements anachroniques et discontinus l'un à l'autre. Ce faisant, il initie une forme de narration qui s'épanouira un siècle plus tard… dans la bande dessinée, ce qui fait de lui un précurseur du neuvième art. Hogarth innove encore quand il introduit dans ses images des objets instables - l'idée de chute, physique ou morale est récurrente dans son imaginaire -, préparant ainsi un état d'esprit qui enfantera la recherche du mouvement dans la peinture et la photographie. L'emphase théâtrale liée à l'efficacité des signes font de Hogarth un ardent promoteur de la caricature, peu établie jusque-là, au point qu'il collectionne quantité de dessins de l'Italien Pier Leone Ghezzi, le premier caricaturiste et satiriste professionnel au monde, largement apprécié et diffusé en Angleterre.


La flexibilité

Grand lecteur, débatteur d'idées, n'hésitant pas à fréquenter l'élite intellectuelle aussi bien que des marginaux, des artistes de toutes les disciplines, des excentriques, des gens du peuple, Hogarth publie L'Analyse de la beauté en 1753. Dans cet essai, il prône la sortie de l'art du cercle des spécialistes, leur opposant l'expérience de la vie, l'urbanité nouvelle qui se met en place, des conditions de vie inédites dont ces technocrates n'ont pas la moindre idée. L'idée centrale est la mise en avant des souplesses de la ligne courbe opposée aux rigidités de la ligne droite. Les Absurdités de la Perspective, en 1754, en est l'exemple le plus frappant. L'artiste y montre comment le manque de flexibilité engendre des monstruosités, précepte qui vaut autant pour les arts que pour l'esprit.


La France

En ces temps de Brexit, on sent que les organisateurs de l'exposition hésitent. Hogarth est-il résolument anglais, moquant les mœurs du pays de France, par exemple The Gate of Calais, aussi appelé O, the Roast Beef of Old England peint en 1748 ? L'artiste n'hésite pourtant pas à chercher en France des artisans susceptibles de produire ses gravures à échelle quasi industrielle. C'est ainsi qu'à Paris, Hogarth rencontre Chardin, qui lui laisse un profond sentiment d'admiration, au point qu'il recommande la visite de l'atelier à ses amis anglais de passage dans la capitale française. Dans La Mort de la Comtesse, en 1745, sixième et dernier tableau de la suite Marriage A-la-mode, Hogarth reprend le motif de La Nappe Blanche peint par le peintre français en 1743. Une différence radicale cependant distingue les deux talents : Chardin dépendra toute sa vie, à son regret, du bon vouloir des instances royales pour obtenir l'une ou l'autre rente ou faveur, prouvant par là que l'on peut être à la fois un artiste de premier plan et privé de reconnaissance publique à grande échelle.


L'Europe

Les échanges entre artistes européens sont plus fréquents qu'on ne le croit, puisque le commerce qui enrichit les commanditaires ignore les frontières, et que l'argent sert aussi à importer de luxueux biens exotiques, dont des œuvres d'art qui sont autant de signes extérieurs de richesse. De son côté, le Parisien Nicolas Lancret emprunte à Hogarth le goût des mœurs des temps nouveaux, et produits des tableaux de genre, des réjouissances, des fêtes galantes. Le Vénitien Pietro Longhi est impressionné par Hogarth dont il a pu admirer l'œuvre en Angleterre, et assoit sa célébrité avec la représentation de l'aristocratie vénitienne dans la vie de tous les jours, loin des fastes de la vie publique. Guiseppe Maria Crespi, souvent surnommé Lo Spagnolo, s'inspire directement de Hogarth en peignant The Flea (La Puce), qui montre une pauvresse cherchant à se débarrasser du parasite, dans une triste chambre où nombre de bibelots indiquent autant de cadeaux de clients satisfaits de ses services sexuels.

Le Hollandais Cornelis Troost produit une œuvre davantage appréciée en Angleterre que dans son pays d'origine. Acteur de théâtre recyclé en peintre, ses tableaux présentent bien des similitudes avec ceux de Hogarth, à la grande différence que chez Troost, l'anonymat de la ville avec ses relations aussi cruelles qu'intéressées ne sont pas le sujet principal. Chacune de ses représentations est une mise en scène, au propre comme au figuré, une saynète où l'auteur ne manque jamais de forcer le trait, avec des personnages qui ne peuvent s'empêcher de surjouer, comme au théâtre, bien décidés à valoriser leur rôle.

The Hon. Mrs Constantine Phipps being led to greet her Brother, Captain the Hon. Augustus Hervey, later 3rd Earl of Bristol, tableau de 1750, est commandité lors d'un voyage en France à Hubert Gravelot par deux sœurs anglaises… tout en demandant au Suisse Jean-Etienne Liotard de peindre leurs visages. Le tableau n'étant pas terminé à leur retour en Angleterre, elles demandent à Francis Hayman, ami de Hogarth, de s'atteler. Plus tard, Liotard, en voyage en Angleterre, reprendra le tableau. Trois artistes, de trois nationalités différentes, sont donc à créditer en tant qu'auteurs !

Jean-Baptiste Chardin, Nicolas Lancret, Pietro Longhi, Guiseppe Crespi dit Lo Spagnolo, Etienne Jeaurats, Hubert-François Gravelot, Jean-Etienne Liotard, Cornelis Troost, tous ces artistes issus du continent accompagnent William Hogarth aux cimaises de cette exposition. Tous témoignent de l'Europe qui abandonne la peinture d'histoire au profit de la société inédite qui se met en place. Les phénomènes de mode en sont la conséquence : la théâtralité respectable des apparences masquant la vilenie, l'appât du gain, la misère abyssale qui se répand, telle la peste avec son cortège d'adversités. L'Angleterre et le continent sont embarqués sur le même bateau du dix-huitième siècle européen.

 

Hogarth and Europe
Tate Britain
Londres
Jusqu'au 20 mars
tate.org.uk

 

 

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

Articles de la même catégorie