Pour la première fois, le British Museum devient le théâtre d’une exposition de l’artiste émérite d’origine japonaise Katsushika Hokusai. Une opportunité privilégiée de pouvoir se délecter d’un talent qui a dépassé les frontières japonaises et dont l’influence continue de se faire ressentir au sein de la sphère artistique.
Fruit de l’urbanisation qui engendre les classes moyennes, la grande époque des estampes japonaises se situe entre 1600 et 1900. Le marchand devenant le pivot de l’activité économique, donc de la circulation d’argent, ces gravures en couleurs et imprimées à plusieurs centaines d'exemplaires détrônent l’art des puissants, des aristocrates et des militaires. C'est désormais l’éditeur qui propose à sa clientèle ce qu’elle souhaite, du meilleur marché au plus cher, selon les moyens dont l'acheteur dispose.
L’éditeur étant le maître du processus, c’est lui qui détermine la valeur de chaque estampe, par le choix du dessinateur, par la qualité du support en bois, du graveur, de l’imprimeur, mais aussi par la rareté du papier fait main, la qualité très variable des encres, et le nombre de passages, en sachant qu’une seule image se construit en superposition pouvant aller jusqu’à quarante couleurs ou modulations de teintes. Chaque pièce est ainsi le fruit de nombreuses opérations, et chaque planche étant imprimée manuellement, l’imprimeur peut apporter des nuances en chacune d’entre elles, qui font qu’une image n’est pas tout à fait l’autre. Comme tout objet de mode destiné à la consommation rapide, il n'est pas nécessaire de faire de l'estampe une œuvre qui traversera les siècles, aussi sa fragilité en fait un objet délicat. Seuls, évidemment, les connaisseurs raffinés et les techniciens avertis peuvent en discerner les variations les plus subtiles, et c’est bien le but. Car, bien plus qu’une œuvre d'art, avec l'achat d'une estampe de qualité, l’acheteur s’offre un statut dans l'échelle du raffinement.
Le processus de fabrication implique que le dessin en noir et blanc à l’origine de l’estampe est automatiquement détruit, tout aussi sûrement que l'on ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs. Que l'auteur se nomme Hokusai, Hiroshige, Kuniyoshi ou Utagawa, etc. n'y change rien. Le dessinateur se contente de fournir une matière première à façonner, premier maillon d'une longue chaîne à partir duquel le graveur, puis le coloriste et l’imprimeur additionnent leur savoir-faire à part égale. C'est dire le côté exceptionnel de cette exposition qui regroupe en un portfolio 103 dessins préparatoires (en noir et blanc, donc) destinés à un livre jamais réalisé. La production d'Hokusai (1760-1849) étant évaluée à 30 000 pièces environ, cet ensemble était perdu de vue depuis 1948 où il a atterri dans une collection privée, jusqu'à ce que le réseau d'information et l'œil exercé des spécialistes du British Museum le remarque lors d'une vente aux enchères à Paris en 2019.
Cerise sur le gâteau, un exemplaire de La Grande Vague de Kanagawa, chef-d'œuvre mondialement connu de l'artiste, est exposé en complément de ces 103 dessins. Cette estampe, qui a été un succès énorme au moment de sa publication, a été tirée à plusieurs milliers d'exemplaires, mais peu ont survécu. Sa fragilité à la lumière fait que l'exemplaire montré ici, sous condition étudiée, est visible le temps de l'exposition seulement, puis se reposera pour de longues années dans un coffre à l'abri des aléas du temps.
… est un projet qui n'a jamais vu le jour. Imaginé en 1829 quand Hokusai a 69 ans, ce qui est un âge considérable pour l'époque, il aurait été une encyclopédie illustrée, qui aurait raconté de manière imaginaire les origines des hommes et du bouddhisme en Chine ancienne, évoquant au passage l'Inde, l'Asie centrale et du Sud-Est. Vaste programme ! Dans ses dessins, Hokusai y représente aussi bien des paysages que des phénomènes naturels, des animaux, des fleurs, des personnages mythologiques, ou religieux, historiques et littéraires. L'artiste ne se réfugie pas dans un genre, mais pratique les thèmes les plus variés qui mêlent le travail d'imagination et le travail de description. Plusieurs de ces thèmes, surtout ceux relatifs à l'imaginaire, sont innovants dans l'œuvre d'un vieillard qui n'a pourtant plus rien à prouver. Cette volonté de remettre les compteurs à zéro dans son grand âge en dit long sur la personnalité de l'auteur.
Quelques anecdotes révèlent la personnalité hors norme d'Hokusai. En 1839, l'artiste a 79 ans quand un incendie ravage sa demeure qui est aussi son atelier, détruisant des milliers de dessins. D'autres se seraient effondrés devant toute une vie partie en fumée. Pas Katsushika Hokusai. La légende dit qu'il n'aurait même pas tenté de sauver le moindre objet ou la moindre de ses œuvres, n'emportant que des pinceaux et un peu de matériel, de quoi continuer à progresser dans son art. Seul l'avenir l'intéresse, pas le passé : « Depuis l'âge de six ans, j'avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l'âge de cinquante ans, j'avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j'ai produit avant l'âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d'être compté. C'est à l'âge de soixante-treize ans que j'ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et insectes. Par conséquence, à l'âge de quatre-vingts ans, j'aurai encore fait plus de progrès. À quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans, je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et quand j'aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens ma parole. Écrit à l'âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Gwakiô Rôjin, le vieillard fou de dessin. »
En 89 années de vie, Hokusai a changé 120 fois de nom, pratique courante au Japon, où l'usage veut que les artistes rendent hommage au maître qui les a formés en prenant son nom. Changer son nom d'artiste peut aussi signifier un changement de règne ou d'ère politique, célébrer le passage d'un cycle astrologique à l'autre, indiquer un anniversaire significatif, ou clamer sa vénération pour une divinité. Ce changement peut aussi marquer une rupture dans la manière graphique du peintre. Aucun des confrères d'Hokusai ne l'a fait de façon aussi systématique. De plus, le vieil homme a expérimenté les styles, les formats, les médiums, et on lui doit de s'être frotté avec bonheur à tous les sujets, paysages, animaux, végétaux, êtres humains, et à tous les formats du plus grand au plus petit, les outils, les supports. Hokusai a excellé dans l'estampe, l'illustration de livres, de poèmes, le manga, cartes de vœux, les différentes formes de peinture sur supports divers, en pratiquant à chaque fois la technique adaptée. Il a introduit dans l'art japonais les influences chinoise et occidentale, a réalisé des calendriers, des romans populaires et des images érotiques à diffusion restreinte. La technique n'est pas en reste, l'artiste expérimente les gradations de grisailles superposées à la couleur, produisant ainsi des effets jamais obtenus jusqu'alors dans les estampes au Japon. Il est le premier à utiliser le bleu de Prusse, que la libération du commerce avec l'Occident autorise désormais, ce qui permet de mettre le paysage en valeur, alors que, jusque-là, il n'était que faire-valoir.
À la sécurité du même, Hokusai oppose la différence. Si la notion de série est particulièrement adaptée à la notion d'estampe qui est une gravure en couleurs imprimée à la main, elle convient parfaitement à l'art d'Hokusai parce qu'elle lui permet d'affirmer le changement à partir d'un même sujet. Ainsi, ses 36 vues du Mont Fuji permettent à l'artiste de varier autant de fois de point de vue, ce qui modifie tout quant à son aspect. Ce sont les différences qui l'intéressent, tout le contraire de Monet devant la cathédrale de Rouen, ébahi des modifications d'apparence d'un objet construit de pierre. La peinture de Monet expérimente la lumière et le temps qui modifient l'espace, celle d'Hokusai expérimente l'espace altéré par la façon dont on l'envisage, fût-il un symbole de permanence millénaire, le gigantesque mont Fuji.
En 1804, à l'occasion du festival d'Edo (actuellement Tokyo), dans la cour du temple, Hokusai peint au moyen d’un balai et d’une cuve d’encre de Chine, en direct devant un public nombreux. Les spectateurs circonspects n'en découvrent que des fragments successifs, discontinus, illisibles. C'est en déployant l'ensemble des 350 mètres carrés, en le hissant jusqu'au toit du temple, qu'apparaît alors le portrait du Daruma à qui ces lieux sont consacrés. De nos jours, on aurait appelé cela un happening. L'artiste réitère la prouesse quelques années plus tard en 1817 à Nagoya, devant une assemblée en délire lorsqu'elle découvre un autre portrait géant peint par morceaux aveugles l'un à l'autre. Conquise, la foule improvise une fête, et consacre Hokusai en populaire magicien des images.
Intrigué par la réputation du peintre, le Shogun Tokugawa invite Hokusai à se mesurer à un artiste des plus traditionnels, au métier parfaitement sûr. Pendant que son rival s'affaire à réaliser des images de la plus grande des conformités, Hokusai prend son temps et exige qu'on lui apporte deux ou trois coqs bien vivants ! Quelle étrange idée ! À quelques instants de l'échéance, le shogun s'apprête à infliger une défaite honteuse à Hokusai car ce dernier n'a toujours pas démarré son ouvrage, et le peu de temps qui reste semble impossible pour produire d'une œuvre convenable. C'est le moment que l'artiste choisit pour badigeonner l'immense papier de longues lignes bleues, puis, sur la peinture fraîche lâche les coqs dont les pattes sont préalablement imbibées de couleur pourpre. Le résultat surprend : on jurerait y voir la rivière Tatsuta toute proche, charriant des feuilles d'érable !
Un Grand Livre d'Images de Toutes les Choses ne pouvait qu'exciter l'inventivité d'Hokusai. Toutefois, l'artiste a beau être le plus imprévisible et le plus déroutant de son temps, l'ensemble exposé ici est constitué de dessins réalisés avec les moyens élémentaires dont dispose le moindre des dessinateurs. Il suffit de regarder la ligne souple qui ondule le dos d'un chat, ou le velouté lisse du plumage d'un canard qui abandonnent leur continuité de courbe, pour devenir un ensemble de traits discontinus. Voilà pourquoi Hokusai adore figurer des choses comme des poils ou des plumes, qu'il individualise en centaines de coups de pinceaux dont aucun n'est pareil aux autres, dans leurs longueurs, directions, écrasements, impacts visuels, etc. Ceci vaut aussi pour les lignes plus longues, les surfaces aquarellées, etc. Le secret d'Hokusai réside dans l'absence d'automatisme. La jouissance du pinceau qui trace en s'inventant se lit dans les éléments répétitifs que le peintre aime tant, comme les nervures d'une feuille, les motifs d'un tissu, les plis d'un vêtement, des flocons nuageux, la végétation qui couvre l'escarpement des collines, les écailles d'un poisson, le tissage d'un chapeau en osier, ou encore ce dessin admirable de paysans qui fuient devant une nuée d'insectes. Si chacune des petites créatures est un coup de pinceau, elle est avant tout une trace qui s'invente, différente des centaines d'autres qui l'entourent. Le plaisir du vieillard fou de dessin y accomplit sa prophétie: « Quand j'aurai cent dix ans, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. »
Hokusai: The Great Picture Book of Everything
British Museum
Jusqu’au 30 janvier 2022
britishmuseum.org
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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