Huguette Caland à l'honneur au Wiels

Véronique Bergen
19 mars 2022

Liberté du langage esthétique, exploration des mondes de l’érotisme, de la sensualité, réinvention de la représentation du corps et du désir, dessins de couleur, à l’encre, sculptures, caftans, carnets de croquis… au travers de plus de 100 œuvres, Huguette Caland, artiste libanaise majeure du modernisme du Levant, est à l’honneur au Wiels.

C’est avant tout la diversité des médiums et des registres plastiques expérimentés sur près de cinquante ans qui frappe le spectateur. Fille du premier président de la République du Liban, Huguette Caland (née El Khoury, 1931-2019) gagne Paris en 1970 après des études artistiques à Beyrouth et, dans le sillage de la libération des mœurs, de la femme, de la sexualité explosant dans les années 1960, questionne de manière singulière le continent du désir. Ivre de couleurs et marquée par des lignes ondulantes, la série des tableaux Bribes de corps déconstruit et reconstruit le corps humain selon les lignes de la volupté, donnant à voir la vie de la chair dans des corps-paysages, des seins, des bouches entre abstraction et esthétique du fragment.

Conçue par Claire Gilman, curatrice, avec Isabella Kapur, curatrice associée du Drawing Center à New York et Devrim Bayar, curatrice au WIELS, l’exposition révèle une artiste dont les plans compositionnels n’ont cessé d’évoluer. Audace, irrévérence, non-conventionnalité des thèmes et des formes qu’ils adoptent : la série Homage to Public Hair (1992) poursuit dans des dessins aux lignes délicates l’odyssée de l’espace corporel, ici du pubis. Le corps n’est représenté qu’au travers d’un imaginaire qui l’emporte toujours ailleurs, dans des tapisseries parsemées d’yeux dans la série Rossinante et son clin d’œil au cheval, à la vieille carne de don Quichotte.

Connue pour sa collaboration avec le styliste Pierre Cardin fin des années 1970, Huguette Caland crée une ligne de caftans qui jouent sur le volume et des motifs corporels imprimés sur le tissu, visages, corps nus aux lignes joyeuses. Une exubérance du trait exprime une traduction du désir féminin qui peut faire songer à Niki de Saint-Phalle. Ce qui parcourt l’exposition, c’est la joie portée notamment par l’énergie de la couleur. Les compositions des années 2000 se lancent dans un geste rétrospectif, de retour sur le passé et la culture libanaise : elles sont inspirées par une revisitation de l’art byzantin, des techniques de la broderie mais aussi de la vie de l’artiste, de ses grands moments (rencontre et mariage avec le sculpteur roumain George Apostu avec qui elle collabora, installation à Venice aux États-Unis, avant son retour à Beyrouth en 2013).

Le mouvement rétrospectif s’inscrit dans cette ardeur créatrice qui jaillit dans des œuvres qui font bouger les frontières de la représentation traditionnelle, des conventions sociales et plastiques. Aux côtés des blocs-notes, des petits carnets de croquis qu’elle remplissait inlassablement, une beauté troublante se dégage de la série hypnotique The Silent Letters, réalisée à la fin des années 1990, au début des années 2000 : des lettres adressées à des amis, des amants, ne demeurent que des lignes, des bandes qui rendent la lecture impossible et délivrent une autre lecture, par-delà les mots absentés, les lettres effacées, une nouvelle communication, par-delà l’écriture à jamais hors d’atteinte. La figuration des travaux antérieurs s’estompe dans l’abstraction dans le mouvement où le verbe des lettres devient silence. Le topos surréaliste du corps-paysage ou du corps féminin comme blason qui est prégnant dans les créations des années 1970, 1980 s’incline ici vers un devenir paysage de l’écriture passée dans l’alambic d’une stratigraphie de bandes. Dans un art de l’intime et du fragile, le graphique est plongé dans l’illisible et gagne une existence plastique qui libère une géométrie onirique, une mosaïque de couleurs jouant sur les dégradés, un canevas textile parcouru de vibrations atmosphériques. Une forme inédite de perception jaillit. Cet inédit qu’Huguette Caland n’a cessé d’explorer durant sa vie d’artiste, en bousculant les acquis et le royaume du visible.   
 

Huguette Caland
Tête-à-tête
WIELS
354, avenue Van Volxem
1190 Bruxelles
Jusqu’au 16 juin
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
www.wiels.org

Véronique Bergen

Journaliste

Véronique Bergen est philosophe, romancière et poète. Docteure en Philosophie de l’Université de Paris 8, auteure d’essais philosophiques, dans le champ de l’esthétique, de romans, de recueils de poèmes, de nombreuses monographies sur des plasticiens. Membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, elle collabore à diverses revues, notamment des revues d’art.

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