Jean-Pierre et Jean-Pierre recadrent la photo

Gilles Bechet
04 mars 2023

Dans les années 1970, Jean-Pierre Ransonnet et Jean-Pierre Point ont tous deux cherché à prendre de la distance par rapport au médium photographique et à sa menaçante uniformité, l'un par les mots, l'autre en retravaillant la matière même de l'image.

La photo, oui mais encore. Dans le bouillonnement culturel des années 1970, où les arts cherchent à se réinventer, deux artistes belges, Jean-Pierre Ransonnet et Jean-Pierre Point, ont emprunté des voies différentes pour recadrer la photo, quitter le miroir uniforme du réel du média photographique en injectant de la matière ou des mots. Tous deux se retrouvent côte à côte aux murs de BPS22 qui accueille à nouveau le public après 6 mois de travaux.


Travail de mémoire

Peintre, dessinateur et sculpteur à ses heures, Jean-Pierre Ransonnet aime peindre les paysages et les impénétrables forêts de son Ardenne natale. Dans les années 1970, il empruntera la photographie comme un sentier buissonnier vers les lieux de son enfance à Lierneux. Étalées sur la table de sa cuisine, les photos jaunies ont ravivé sa mémoire. Les rues du village, le terrain de foot, la cantine de l'école ou la fameuse pierre de Falhotte, autant de lieux où les émotions s'accrochent et se glissent dans toutes les aspérités.

Comme pour prendre de la distance avec la supposée objectivité de la photo, il revient dessus avec de la peinture, avec des mots. Si la mémoire a un devoir d'objectivité, toute relative, c'est plus par rapport à soi-même que par rapport aux événements. L'œuvre qui ouvre le parcours est une photo de Jean-Pierre enfant, le doigt sur la bouche dans une attitude d'expectative. Des touches de couleur sur la silhouette enfantine et sur le fond arboré viennent rendre vibrante la matière inerte. Tapi dans le bas de l'image, juste un mot écrit à la main : l'interrogation. L'enfance est le lieu de tous les possibles et de toutes les interrogations. C'est par les lieux que Jean-Pierre Ransonnet a entamé son travail de mémoire, en les inscrivant sur des morceaux de papier et en y ajoutant les émotions qui y sont liées.

Il le reconnaît d'emblée, il n'est pas photographe, il ne cherche pas la belle image. Il aime s'appuyer sur des matériaux pauvres, des photos basiques, sans affects, de lieux et de gens. Parfois, ce sont des paysages photographiés depuis la vitre d'une voiture ou d'un train, des paysages mouvants qui, quand ils sont fixés par la pellicule, sont déjà loin. Ce sont les mots les plus simples : le rien, la solitude, l'espace qui permettent les dérives les plus inattendues. Entre l'image et le mot, il crée un interstice poétique et humoristique pareil à celui qu'on peut trouver entre une personne et son nom. Ainsi, il a aussi composé sur un panneau un grand trombinoscope de gens et connaissances qu'il a rencontrés et photographiés sans mystère et auquel il adjoint un autre nom, celui d'un habitant de Lierneux de sa connaissance. Beaucoup de ces mots simples avec lesquels il fait voyager l'image commencent par un article. Il termine ainsi son parcours avec une image où un « l' » apostrophe est en suspension dans un parc prêt à s'envoler avec le regard du spectateur.


Vibration lumineuse

Le Bruxellois Jean-Pierre Point (qui nous a malheureusement quittés récemment, le 1er janvier 2023) est entré dans le monde de l'art par les formes et la matière de la sculpture. Puis vient la déflagration libératoire de Mai 68 avec tous ses possibles et toutes ses remises en question. L'art n'a pas pour vocation de rester dans les musées et les galeries, pense-t-il, il doit sortir dans la rue. Avec la sérigraphie, il découvre un outil formidable pour multiplier et diffuser une œuvre d'art, court-circuitant son caractère unique et tout le système économique qui en découle. À couleur perdue, il se lance dans l'exploration de la sérigraphie, qu'il oppose à la quadrichromie qu'il considère comme un formatage visuel, appauvrissant le regard qu'on porte sur le réel.

L'exposition-rétrospective propose 40 sérigraphies couvrant sa pratique artistique des années 1970 jusqu'aux années 2000. Son travail de décomposition et de recomposition de l'image par la couleur est riche de multiples variations que l'on perçoit en jouant sur la distance du regard. L'image, selon que l'on la voit de près ou de loin, peut être très différente. Les innombrables petits points de couleur qu'il superpose avec gourmandise et raffinement apportent une vibration lumineuse ou sourde, suivant les cas, de la matière imprimée. Il faut dire qu'il s'amuse aussi à décaler et faire glisser les passages habituellement juxtaposés pour créer de subtiles distorsions visuelles.

Dans son travail personnel, il prend ses sujets dans son environnement quotidien, une fenêtre ouverte, un pot de fleurs ou les personnes qui l'entourent pour les rendre à la fois proches et méconnaissables. On voit également quelques-unes des nombreuses affiches qu'il a réalisées pour le secteur de la culture, notamment pour le Sart Tilman, le Théâtre de Poche ou le Plan K. Artiste et militant, Jean-Pierre Point a beaucoup réfléchi sur la place et le statut de l'image dans l'espace public. C'est ainsi qu'il a investi des panneaux publicitaires de 20 m2 avec des images de jeunes badauds, flânant, le regard fuyant, pour ce qui est à la fois une mise en abyme et une réappropriation d'un espace partagé. Il renouvellera cette initiative avec la série Belgique Chérie et ces superbes ciels de nuages pleins qui couvriront pour quelques jours les murs de Bruxelles et de Redu dans une réponse mélancolique et ironique à la « météo Club Med. »

 

Jean-Pierre Ransonnet,
Lieux et liens (1972-1980)
Jean-Pierre Point (1941-2023)
Il y a quelque chose de beau dans les objets qui nous entourent
BPS22
Boulevard Solvay 22
6000 Charleroi
Jusqu'au 23 avril
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.bps22.be

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT

Articles de la même catégorie