La vérité toute crue de Diane Arbus

Muriel de Crayencour
11 janvier 2014
Diane Arbus a arpenté les rues de New York, à la recherche du monde connu et de territoires inconnus qu’elle nous donne à voir dans leur beauté toute pure. Avec plus de 200 clichés, la première rétrospective en France de cette photographe américaine permet de découvrir les inspirations, la puissance et l’étendue de son talent et sa sensibilité si particulière.

L’exposition au Jeu de paume est scénographiée avec le parti pris de laisser le public aborder seul les images et mettre ses propres mots sur celles-ci. Les photos sont présentées simplement, avec juste leur titre… Plus de 200 images d’une puissance incroyable. Dans les deux dernières salles, on peut découvrir la biographie de Diane Arbus, ses appareils photos, ses carnets de notes, quelques-uns de ses textes, des publications, ainsi que des photos d’elle.

Née en 1923 dans une famille de la haute bourgeoisie new-yorkaise, Diane Arbus fait ses études dans des écoles progressistes. Elle épouse Allan Arbus à 18 ans et prend ses premières photos au début des années 40. C’est entre 1955 et 1957, lorsqu’elle suit les cours de la photographe Lisette Model, qu’elle se lance dans la carrière pour laquelle elle est connue aujourd’hui. Dans les années 50, elle utilise – comme la plupart de ses contemporains – un appareil 35 mm, mais en 1962, elle commence à travailler avec un Rolleiflex 6 x 6. Le format 6 x 6 va l’aider à définir un style classique, formel, trompeusement simple, qui apparaît aujourd’hui comme l’une des grandes caractéristiques de son travail.

C’est de son mari, épousé à 18 ans, qu’elle reçoit son premier appareil photo. Celui-ci, photographe lui-même, est un très bon technicien. Ensemble, ils partageront la même chambre noire, jusqu’après leur séparation. Diane Arbus a travaillé intensément durant 15 ans. Son œuvre est compacte et cohérente. Pourtant, ses photos ont toujours fait polémique. Pourquoi ? Parce que, par les sujets qu’elle aborde, Diane Arbus se place là où elle n’est pas attendue, en tant que femme, « bien éduquée » et issue d’un milieu bourgeois… Elle ne reçoit donc pas, de son vivant, une grande reconnaissance pour son travail. Dès les années 50, elle travaille sur commande pour des magazines illustrés tes que Life, Star, Harper’s. Lorsque le magazine Esquire lui commande un sujet sur New York, elle démarre son propre style et sa propre perception. Elle photographie les passants dans les rues, mais toujours en entamant un début de rapport personnel avec ceux-ci, une petite conversation… C’est ensuite seulement qu’elle les prend en photo.

Un monde étrange

Elle apprécie les personnages à la marge : ainsi, elle va dans des clubs de transformistes, de travestis, chez les nudistes, les nains, les rockeurs, les vieux… Ses photos, au format carré et en noir et blanc, sont de facture classique. Cela ne fait que renforcer son propos, puisque ainsi l’image se livre sans fioritures, frontale, puissante. C’est l’âme de la personne photographiée, que Arbus nous montre.

« Je crois vraiment qu’il y a des choses que personne ne verrait si je ne les photographiais pas. », dit-elle. Dans ses portraits (« Triplées dans leur chambre à coucher, 1963 », « Deux dames dans une caféteria, 1966 », « Jeune homme et sa femme enceinte dans Washington Square Park », « Femme sur un banc un jour ensoleillé, 1969 », « Deux hommes dansants dans un bal de travestis, 1970 », la série des « Sans titre »,…), l’enfant roule des yeux, le bébé pleure et bave, l’homme est nu, gros, la peau luisante et/ou les yeux qui louchent, les femmes ont les sourcils trop maquillés, le rouge à lèvres qui déborde et/ou les yeux mi-clos. Les handicapés mentaux dansent, sourient, se roulent dans l’herbe. Même la riche veuve photographiée dans son salon penche un peu, plissée, prête à tomber. A chaque fois, Diane Arbus semble capter l’instant qui aurait dû précéder ou qui aurait pu suivre la photo « parfaite ». Elle nous invite ainsi à voir le moment, le point, la goutte de temps révélatrice d’une beauté personnelle cachée, mais aussi la  faille, une fragilité, l’interstice derrière l’image.

 

Même Marcello Mastroiani, dans sa chambre d’hôtel, en 1962, en train de s’allonger sur  son lit, semble dans un mouvement non achevé, qui aurait dû l’amener dans la posture parfaite qu’on attend d’une star. Mise en déséquilibre, toute l’identité de la star semble remise en question. Arbus traite la star et l’écrivain de la même manière que ses autres personnages. Derrière son regard sans pitié, une profonde compassion et une grande tendresse.

Dans les dernières années de sa vie, elle visite les hôpitaux pour retardés mentaux et y fait ses photos les plus interpellantes. Les êtres à la marge, qu’elle capte, offrent à notre regard leur visage grimaçant, leur joie de vivre, leurs mimiques, les postures étranges de leur corps. Ils se révèlent sans peur, heureux d’être pris en photo, toutes marges dehors. De leur étrangeté, mêlée à la pureté de leurs intentions, se dégage quelque chose de familier, de connu, qui nous révèle à nous - qui grimaçons aussi en regardant ces photos - la puissance de l’altérité et sa proximité si effrayante.

L’audace de la thématique de Diane Arbus, aussi bien que son approche photographique ont donné naissance à une œuvre souvent choquante et qui, dans le même temps, célèbre les choses telles qu’elles sont… Elle a eu le talent de rendre étrange ce que nous considérons comme extrêmement familier, mais aussi de dévoiler ce qui familier à l’intérieur de l’exotique, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives à la compréhension que nous avons de nous-mêmes… Un voyage initiatique.
Diane Arbus
Jeu de Paume 
Paris
www.jeudepaume.org

Paru en 2011 dans L'Echo

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.