Un art baroque à Florence ?

Vincent Baudoux
29 avril 2023

Un art baroque à Florence ? L'affirmation fait parfois sourire, tant la ville toscane est associée à la grande Renaissance classique. Les bouleversements culturels qui en sont les fruits rayonnent dans l'Europe entière. Ils modifient la vie intellectuelle et artistique du Continent pendant deux siècles, de la fin du XIVe à la fin du XVIe. C'est ce que montre l'actuelle exposition de Bozar

Si une longue suite de hasards et de coïncidences explique l'émergence d'un tel succès, quatre éléments se précipitent à un moment donné pour créer une situation inédite. Cosimo de Médicis (1389-1464) est issu d'une famille de marchands habiles et entreprenants, qui deviennent à la fois banquiers, chefs de guerre et stratèges politiques. La maîtrise cumulée de ces savoirs devient la recette du succès et engendre une prospérité jamais vue : Florence devient la capitale du monde. C'est le début des Temps modernes, qui modifient l'idée que les humains se font de l'Univers, qui réforment la place de la religion, qui inventent de nouveaux moyens de diffusion et d'information, qui initient les grandes découvertes par l'exploration maritime et qui innovent une multitude de nouvelles ressources techniques grâce aux découvertes scientifiques.

Mais, dans le même temps, de grandes peurs secouent les esprits, comme la peste noire, les révoltes populaires, la guerre de Cent Ans, les avancées territoriales ottomanes, le grand schisme d'Occident, la décadence morale de la papauté, etc.


Un cercle parfait

La distinction entre architectes, sculpteurs et peintres est une idée peu pertinente à l'époque, car les meilleurs pratiquent avec un égal bonheur chacun de ces domaines, que nous différencions. L'architecture a été le premier grand moteur du changement artistique, moins parce qu'elle rompt d'avec les techniques plus ou moins empiriques des constructions gothiques que parce qu'elle se fonde sur des concepts abstraits comme l'idée, la symétrie et les proportions.

La Cité idéale, peinte vers 1480, longuement attribuée à Piero della Francesca, figure un temple romain en son centre, et non plus une église. La perspective, l'art de calculer et de représenter les trois dimensions du réel sur les deux dimensions du support à peindre, y règne en maître. Elle organise la totalité de l'espace dans l'harmonie et sans la moindre erreur. Toutefois, il n'y a pas âme qui vive dans ce tableau, la végétation se réduit à quelques plantes en pot ou à des fragments de paysages lointains, et deux pigeons solitaires, parasites, squattent une corniche.

Les architectes sont de connivence avec leurs commanditaires au pouvoir, dans la volonté de retrouver la grandeur fantasmée de l'Antiquité dont le Colisée est témoin, comme le Panthéon, les thermes de Dioclétien et de Caracalla, et l'antique Saint-Pierre démolie au début du XVIe siècle. Les sculpteurs, avec Ghiberti, Donatello, Michel-Ange, ne sont pas en reste, avec un retour aux thèmes et aux formes oubliées de l'Antiquité, qui incluent l'esthétique du corps humain nu. Quant aux peintres, il suffit de nommer Vinci affirmant que « L'art est une chose mentale », et Raphaël surnommé « Le divin ».


La loi des orbites

Les œuvres exposées à Bozar sont pour la plupart issues de The Haukohl Family Collection, basée à Houston aux USA. Dès 2018, le MNAHA de Luxembourg a initié la tournée européenne de cette exposition, qui se termine à Bozar-Bruxelles en 2023, après avoir fait halte à Florence, puis dans quelques villes d'Allemagne, la famille Haukohl étant originaire de ce pays. Ce fut un plaisir immense d'entendre sir Mark Haukohl raconter moult anecdotes concernant quelques-uns des tableaux, et dire les surprises apparues lors du nettoyage et la restauration des œuvres. Depuis plus de 35 ans, sir Mark Haukohl collectionne les œuvres du baroque florentin, et est le cofondateur des Archives Medici.

Afin de mieux apprécier cette exposition, il vaut la peine de se remémorer un tableau de Raphaël - non présenté ici, puisque peint longtemps avant l'âge baroque - La Vierge à la Chaise du Palazzo Pitti, peinte en 1513. La mise en parallèle avec le tableau du baroque florentin Onorio Mariani (1627-1715) vaut le détour puisqu'il s'agit d'une reprise qui ne se différencie qu'à quelques détails près, mais qui sont significatifs.

150 ans environ séparent les deux œuvres. Le tableau de Raphaël s'inscrit dans un cercle parfait, tandis que Mariani définit la scène dans un ovale. Car entre-temps, Johannes Kepler est passé par là qui démontre la Loi des orbites. La conséquence est énorme : pas plus que la Terre, le Soleil n'est au centre du monde, et dans le système des ellipses, notre étoile occupe désormais l'un des deux foyers de l'ellipse. L'image de Raphaël se cale parfaitement dans le schéma circulaire du Yin et du Yang, tandis que celle de Mariani ne connaît pas cette organisation et lui préfère le désordre de la vie au quotidien. Il en va de même avec la lumière, Mariani choisissant un éclairage et des ombres réalistes, tandis que Raphaël égalise chaque surface de la même luminosité artificielle. La vierge et l'enfant de Mariani regardent le spectateur droit dans les yeux, créant ainsi un contact visuel et relationnel, affectif, ce que se gardent de faire les personnages de Raphaël. Il ne s'agit absolument pas de décréter qu'un tableau vaut mieux que l'autre, mais que l'un et l'autre témoignent d'un monde différent : l'idéalisme des débuts s'est frotté aux contingences du réel et s'y est adapté tout en gardant son esprit.


La sainte, c'est nous

Le mot «baroque» viendrait du portugais barroco qui désigne une perle imparfaite, aux formes inattendues et contraires à la perfection. L'Eglise catholique romaine, menacée dans son autorité, a encouragé l'art baroque afin de répondre à l'austérité du protestantisme, en prenant le fidèle par les émotions et l'irrationnel. La papauté lui en met plein la vue, expression à prendre au sens littéral. Et pas seulement, puisque le baroque joue sur l'exacerbation des sens, avec la musique, les senteurs rares, l'encens, la somptuosité des décors, les lumières surprenantes, les trompe-l'oeil, les étoffes luxueuses, toutes choses qui activent l'imagination. En saturant le pauvre bougre d'une overdose de sensations séduisantes, l'art baroque pressentait-il déjà le pouvoir des spectacles immersifs ?

Sainte Dorothée de Cappadoce, de Cesare Dandini (1596-1657) illustre ce programme idéologique : selon la légende, la jeune fille ne voulant pas renier sa foi chrétienne a été torturée avant d'être décapitée, sa bravoure recrutant entre-temps de nouveaux adeptes au christianisme. Coiffée de la triple couronne de la Vierge, de la Science et de la Martyre, elle indique le panier miraculeux livré après sa mort à l'un de ses juges. Bien que l'on soit au début février, on y trouve des fleurs aux senteurs merveilleuses et des fruits frais de la première des qualités apportés du ciel par un angelot. Une telle avalanche de miracles n'est-elle pas une preuve de l'existence de Dieu ? L'organisation picturale atteste, elle aussi, d'une telle prodigalité en mettant l'accent sur la richesse des bleus et les rouges vifs des tissus qui valorisent la carnation de la sainte. L'éclairage participe à la même émotion, la lumière déchirant avec violence l'unité de l'espace. Enfin, le visage ne doit plus rien à un quelconque modèle idéaliste : son air surpris pourrait être pris au hasard dans une foule, comme vous, comme moi. La sainte, c'est nous. Le paradis est désormais sur Terre.


Commedia dell'arte

Arlequin et sa Compagne, de Giovan Domenico Ferretti, résume bien le propos de cette exposition où l'on passe des images idéales, hors du temps, parfaites dans leur organisation plastique, paradisiaques au sens premier du terme, à une image ponctuelle, représentative de la Commedia dell'arte dont elle est issue. Arlequin n'est plus un dieu, ni un saint, mais un saltimbanque à l'affût d'un bon coup, insouciant du qu'en-dira-t-on et du futur, subsistant de peu et ne pensant qu'au plaisir. Son costume illustre ses multiples facettes dont aucune n'est meilleure que les autres. Rien dans sa condition ne fait de lui un être divin. Ses préoccupations ressemblent aux désirs de la plupart des mortels. Il n'est pas idéal, il n'est pas un saint, il est des nôtres. On ne peut visiter cette exposition sans évoquer les cadres qui entourent la plupart des œuvres, et en sont une partie intégrante dès le départ. La plupart sont les originaux. Lorsque l'encadrement original était endommagé ou ne pouvait plus remplir son rôle, d'autres ont été récupérés auprès d'œuvres similaires de la même époque. Dans quelques cas extrêmes, un atelier florentin contemporain, spécialisé, a reconstruit un cadre selon un modèle et les techniques de l'époque. Ce souci du détail, significatif de la volonté des collectionneurs de rester au plus proche de l'esprit original, vaut la peine d'être noté.
 

Le baroque à Florence
Collection de la famille Haukohl
En coproduction avec le Musée national d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, Luxembourg
Bozar,
Rue Ravenstein 23
1000 Bruxelles
Jusqu'au 21 juillet 2023
Du mardi au dimanche, de 10h à 17h
bozar.be

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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