Le théâtre aquatique d'Alexandre Obolensky

Vincent Baudoux
05 avril 2023

La Fonderie - Musée bruxellois des Industries et du Travail, situé aux abords du canal de Bruxelles, montre les peintures réalisées par Alexandre Obolensky (qui nous a quittés en 2018). Un artiste que l'on connaît plutôt sous un autre jour, puisqu'il était l'auteur de scénographies avec son ami François Schuiten, et de nombreux décors de spectacles, notamment pour le Théâtre de la Monnaie

Il faut saluer la scénographie. Dès l'entrée, le visiteur est plongé dans l'atelier soigneusement reconstitué de l'artiste. Sur le mur, on découvre sa dernière toile, inachevée, accompagnée des outils et des pigments nécessaires à son accomplissement, comme si l'artiste allait bientôt revenir et se remettre au travail. Le parcours se prolonge de cimaises sinueuses où le regard glisse sans heurt, comme une embarcation sur une eau calme. La promenade se ponctue de pauses, afin de suivre les informations de l'audioguide. L'ensemble défile lentement au fil de l'eau, telle une Tapisserie de Bayeux à l'âge de la photographie et de la reconversion industrielle.

Un des tableaux exposés représente une péniche dans une écluse, le soir tombant ou au petit matin. Toutefois, malgré sa taille, le nom du bateau, en rouge sur fond blanc, au centre géométrique du tableau, est illisible. L'artiste fait comprendre ainsi que l'essentiel se trouve ailleurs, et pas dans la volonté de reproduction minutieuse voire hyperréaliste d'un document. 

Propice au silence

Cette volonté de se démarquer de la photographie initiale est la raison pour laquelle Alexandre Obolensky apprécie les nappes de brouillard ou les heures entre chien et loup, la pluie, parce que ces conditions altèrent la perception limpide du regard. Elles suggèrent une dose d'interprétation dans laquelle l'imagination subjective de l'artiste vient se loger. Si ces peintures se donnent d'abord comme une reproduction figurative banale, dans le même temps elles invitent à se défier d'une trop grande certitude des apparences.

Souvent, ces toiles proposent un fragment indiscutablement représentatif, qui s'oppose à une grande zone moins informative. L'artiste apprivoise ainsi le spectateur, et l'amène vers ce terrain propice au silence et à la méditation, vers cette étendue aquatique qui est le véritable sujet du tableau. Souvent aussi, un autre contraste clair/foncé traverse à la fois la représentation et les zones moins narratives. Il est significatif que le peintre n'a donné aucun titre qui orienterait déjà la perception, la série s'intitulant Le Canal d'Obolensky, sans distinguer une toile de l'autre.

La structure solide se liquéfie. Les pavés, les blocs de pierre et le béton se fissurent. Les reflets des structures métalliques se réverbèrent dans l'eau pour s'y dissoudre comme un morceau de sucre dans le café. Le monde rassurant de la représentation stable qui faisait la peinture traditionnelle s'estompe. 


Atelier reconstitué

Seuls les plus grands talents de l'histoire de l'art des derniers siècles ont pu mener de front la question de la représentation superposée à la mise en évidence des moyens pour y parvenir. On comprend alors pourquoi un livre de Goya reposait sur une des étagères de l'atelier reconstitué à l'entrée : le peintre espagnol est un des rares à pouvoir se maintenir constamment à distance égale entre le sujet qu'il représente et le dispositif matériel, spécifique du médium. Ces couleurs vertes sont autant une représentation de mousses et de lichens qu'une invention continue de la manière d'utiliser les pigments, avec tel pinceau, sur tel support.

Personne ne peindra jamais ces reflets comme Alexandre Obolensky. Il est même probable que, si l'artiste devait les reprendre, il s'y prendrait autrement. Aucune de ces touches ne ressemble à sa voisine. La manière de les inscrire sur ce support particulier leur confère une individualité absolument unique. L'artiste improvise des signes « abstraits »… tout en respectant le canevas imposé de la représentation globale. L'artiste les empile, imaginant une combinaison inédite, jusqu'à la solution désirée.

Fin de parcours

Jamais le geste ne se recopie. Il badaude et suggère de manière permanente, et s'étonne de l'invention qui naît sous le pinceau. On comprend le régal du peintre à œuvrer dans une sorte d'euphorie quasi sensuelle, dans la joie de la découverte qui s'émerveille des hasards heureux surgissant sous ses doigts.

En fin de parcours, François Schuiten raconte son ami. La vidéo se termine avec Alexandre Obolensky travaillant sur un prochain décor théâtral. Vêtu d'une salopette bleue, il marche dans la peinture, rouge. Ses souliers maculés indiquent qu'il s'agit là de son quotidien. On voit surtout le créateur se délecter de la manière peu conventionnelle dont il peint, format oblige : il trempe un tissu dans le pigment, et le traîne sans ménagement sur la surface horizontale tout en se déplaçant. Comment peut-il, de si près, en prévoir l'effet quand l'ensemble sera vu depuis la salle de spectacle ? Et si les toiles exposées à La Fonderie étaient une façon de prolonger ce risque, en petit, sans la pression d'une commande... Juste pour le plaisir. 
 

Le canal d'Obolensky
La Fonderie - Musée bruxellois des Industries et du Travail
rue Ransfort 27, 1080 Bruxelles
Jusqu'au 1er mai 
Du mardi au vendredi de 10 à 17h
Week-ends et jours fériés de 14 à 17h
www.lafonderie.be

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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