Le cercle qu'on se choisit

Muriel de Crayencour
04 février 2015
« En médecine et en psychologie, une obsession est un symptôme se traduisant par une idée ou un sentiment qui s'impose à la conscience du sujet qui le ressent comme contraignant et absurde, mais ne parvient pas à le chasser malgré ses efforts pour cela. L'obsession est fréquemment associée à des compulsions. On parle alors d'obsession-compulsion, phénomène que l'on rencontre le plus souvent au cours de la névrose obsessionnelle ou du trouble obsessionnel compulsif, et plus rarement dans d'autres situations. » nous dit Wikipédia.

Les obsédés, ce sont bien évidement les artistes, obsédés par la couleur, la quête intime d’inspiration et de catharsis. Mais aussi les collectionneurs, obsédés par l’œuvre qui manque à leur ensemble, obsédés par l’univers des divers artistes qu’ils rencontrent et achètent. Ce sont ces derniers qui sont une nouvelle fois invités chez Maison Particulière à présenter des œuvres issues de leur collection, sur le thème de… l’obsession. C’est une sélection belle et équilibrée qui est à voir, autour des toiles grand format de Gérard Garouste et des meubles aux formes organiques de son épouse.

Voyons ici aussi l’occasion, à travers la visite d’interroger nos propres obsessions de visiteur et d’humain, émotions cachées, intimes et répétitives, celles qui nous donnent une raison de vivre ou celle qui nous consument petit à petit… Bref, une intense visite !

Gérard Garouste, lui-même collectionneur, a choisi une série d’œuvres, qui constituerait une sorte de musée imaginaire et idéal. Il a sélectionné le peintre allemand Neo Rauch, le français Ben, mais aussi Sigmar Polke. Ainsi qu'une Odalsique de Jean Hélion, datant de 1953.

Pour savourer la visite, les citations littéraires sélectionnées par François De Coninck sont à lire enfoncé dans un des confortables fauteuils design, au bord d’une table basse supportant un bouquet de fleurs assorties aux œuvres accrochées… tandis que François Rachline commente les œuvres de l'artiste invité. Voici comment De Coninck décrit l’obsession du collectionneur : « Son désir fait de lui cet être intranquille, habité par une obsession informe à le recherche d’une forme (…) C’est une âme en fuite dans un corps qui rêve, dont l’œil est perpétuellement aux aguets. »

Pour la toile sans châssis de Claude Viallat marquée de formes rouge vif, il cite sans vergogne Alphonse Daudet : « C’était un long chemin tout pavé de braise rouge. » Pour une composition de Lionel Estève faites de mille petits morceaux de films colorés, Rainer Maria Rilke (à propos de Rodin, dont il fut le secrétaire): « Et l’artiste est toujours celui-ci, un danseur dont le mouvement se brise sur la contrainte de sa cellule. » Ou devant un pastel en noir et blanc de Francesco Clemente : « La femme est fatalement suggestive, elle vit d'une autre vie que la sienne propre. Elle vit spirituellement dans les imaginations qu'elle hante et qu'elle féconde. » (Charles Baudelaire, Les paradis artificiels).

Les bronzes de Garouste sont sublimes, voyez Médisance, avec son long cou, cette oreille unique, tendue, et ce crâne plein de trous; voyez Le Faune, au premier étage. Dans la bibliothèque, Duett de Neo Rauch est placé d’un côté de la cheminée, en dialogue avec One (2003) de Michaël Borremans. Arrêtons-nous devant un somptueux De Chirico, Les deux masques, qui invite à la rêverie, aidé par un extrait d'un texte du collectionneur Alexis Bonew, dont la collection vient d'être dispersée en salles de vente par sa fille : « De l’amoncellement des objets que l’homme multiplie autour de lui, le masque reste sans doute la plus étrange de ses créations. Redondance du visage, capable de s’y ajuster dans un geste spécifique, il l‘investit, s’y substitue et autorise toutes les métamorphoses. Celles qui font rire et les autres. D’abord les autres qui, dans leur gravité, jalonnaient la vie des sociétés où l’art était l’ordinaire, l’extraordinaire, son absence. Comme ils n’avaient pas été créés, mais découverts, et, avec eux, le plus souvent, la mort, et qu’ils en promenaient parfois même la contagion, les masques, opérateurs d’une médiation vie/mort, ramenaient à leur propre ambiguïté les contradictions les plus profondes de la conscience. » (Avant-propos à l’exposition Dualité du masque (1972). Et encore, devant une grande et belle huile sur toile de François Rouan, Quoi l'éternité ou pied - N'importe quoi - Nu - Stücke, cette phrase formidable de David Lynch, cinéaste et graveur de génie: « Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose alors qu’ils acceptent que leur vie à eux ne rime à rien. »

Les grandes toiles de Garouste offrent au regard un expressionnisme nourrit par une mythologie personnelle intense. S'y promènent monstres à plusieurs têtes, corps tordus, sombres désirs...

Côté jardin, un cercle de bambou tressé, Enso, de Shouchiku Tanabe, répond à un cercle de céramique, Untitled, de Akiyama Yo, tous deux suggérant l’esprit meurtri par l’obsession, partant en vrille sur lui-même. Le Cocoon de Jan Fabre présenté plus loin serait alors le réceptacle de toutes les angoisses créées par l’obsession. Et Enroulement de Michel François, l’état des pensées du collectionneur insatiable !

Notons particulièrement les lampes d’Elisabeth Garouste, mi-luminaires, mi-végétales. Ainsi qu’une série de gravures de Hans Bellmer, Petit Traité de Morale. Au deuxième étage, dans le salon Jardin, les œuvres se déploient sur le thème du corps : La Parisienne, de Helmut Newton, corps nu presque envolé, une porcelaine de Rachel Kneebone, To think of one’s life is to destroy it, to make it sterile, ou une autre céramique, de Johan Creten, L’Eveil rose – Odore di Femina, en porcelaine de Sèvres, formant des pétales ou d’étranges lèvres rosées.

Laissons à Garouste le mot de la fin : « Ce n’est l’imaginaire de l’artiste qui le rend obsessionnel (sinon nous serions tous des artistes) mais sa manière de nous en rendre complice. Le style lui est nécessairement obsessionnel car il est le résultat d’un long processus de répétitions et de recherches. (…) Comme « un serpent qui se mord la queue », nous évoluons tous, collectionneurs et artistes, les uns acquérant, les autres créant, à la recherche de ce qui pourrait donner un sens au monde qui nous entoure, car « qui peut prétendre sortir du cercle qu’il croit avoir choisi » ? »
Obsession
Maison Particulière
49 rue du Châtelain
1050 Bruxelles
Jusqu’au 29 mars
Du mardi au dimanche de 11h à 18h
http://www.maisonparticuliere.be/

  

 

 

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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