Le destin oublié des trieuses

Jean-Luc Masse
27 août 2019

Parmi les salles d’exposition du Musée de la Photographie de Charleroi, qui présente plus de 400 chefs-d’œuvre des premiers temps du huitième art à nos jours, une photo intrigue, par son format, son sujet, ses qualités esthétiques. Partons à sa découverte et faisons connaissance avec son auteur.

Le format, c’est ce qui frappe et même étonne au premier coup d’œil : tout juste 7,5 cm sur 8 cm. Le carton gris sur lequel est contrecollée la photographie ajoute tout au plus quelques centimètres à l’image que l’on découvre en pénétrant dans une des premières salles de la collection permanente du Musée de la Photographie de Charleroi. Approchons-nous dès lors. Que voit-on ? Un lieu clos, manifestement un charbonnage. Au centre, un groupe de femmes, toutes penchées sur un tapis roulant couvert de charbon, toutes pauvrement vêtues, toutes coiffées d’un foulard identique. Le regard glisse ensuite vers les trois seuls hommes présents. A l’exception d’une très jeune fille que l’on devine au fond de l’image, ils sont les seuls à fixer l’objectif. Deux d’entre eux, plein d’assurance, sont des contremaîtres chargés de surveiller le groupe d’ouvrières. Le photographe est manifestement expérimenté : son cliché est bien éclairé, la composition est recherchée, le jeu subtil des lignes de fuites accentue la perspective. Ce n’est pas un hasard.


Stéréographie et tirage sur papier



Alors que l’on n’en demandait pas tant à la peinture, la précision inédite des photographies a très tôt vu l’exigence de reproduire toujours plus fidèlement la réalité. C’est ainsi qu’en Angleterre, dès les années 1830, les travaux de Charles Wheatstone ouvrent la voie à la création de vues stéréoscopiques, en trois dimensions. Il comprend que l’on peut prendre en même temps deux vues d’un sujet depuis deux endroits écartés comme le sont les yeux. En les visionnant ensemble, le cerveau les fusionne et crée une illusion de relief. Pour fixer les deux images, il faut utiliser un appareil photographique muni de deux objectifs. Après de longs tâtonnements sortis de l’imagination de plusieurs inventeurs, Benjamin Dancer présente en 1856 son appareil binoculaire. A l’œil nu, l’effet en trois dimensions des deux photographies produites n’est bien sûr pas rendu. Il faut donc en plus un dispositif permettant de visionner les deux images ensemble. Ce sera le rôle du stéréoscope, dont le lointain descendant sera la fameuse visionneuse View-Master, pensée par l’américain William Gruber en 1938. Mais, au fait, quel rapport avec nos trieuses de houille ? La photographie, intitulée La Houillère, Epierrage. Gosson-Lagasse est datée de 1904-1905. Il s’agit d’un tirage au collodion réalisé à partir d’une stéréographie. Celle-ci a donc été réalisée grâce à un appareil stéréoscopique. Les deux vues simultanées ont été fixées sur une plaque de verre, à regarder grâce à un stéréoscope. Pourtant, au Musée de la Photographie, on voit une seule image sur papier. Sans doute destinée à passer de main en main, la photo aurait été tirée sur papier et séparée de sa jumelle par souci de facilité. Le musée ne possède que ce tirage et non la plaque de verre. Le recours à la stéréoscopie explique le souci particulier accordé à la perspective de la scène par le photographe, Gustave Marissiaux.



Gustave Marissiaux, du portrait mondain au charbonnage



Né en 1872 à Marles-les-Mines dans le Pas-de-Calais, d’un père architecte attaché aux houillères de Marles et d’une mère née à Seraing, Gustave Marissiaux obtient la nationalité belge à 21 ans, alors que ses parents se sont installés à Ougrée. Parallèlement à ses études de droit, qu’il finira par abandonner, Marissiaux s’intéresse dès 1894 à la photographie, une technique et ensuite un art encore jeune. Il présente ses travaux à l’Association Belge de Photographie de Liège en novembre de cette année-là et y donne des exposés techniques. De plus en plus actif, il acquiert une réputation grandissante, qui lui permet de montrer ses photographies y compris à l’étranger. En avril 1899, il installe un studio professionnel au 10, rue des Carmes à Liège, où il réalise des portraits de la haute bourgeoisie. Son esthétique s’inscrit clairement dans la tendance du moment, le pictorialisme. La photographie, science, technique ou art ? Le débat fait rage à cette époque. Les pictorialistes, eux, ont tranché, la photographie est un art, au même titre que la peinture. Paysages de Belgique ou de Savoie, vues de Venise, portraits en intérieur, les créations de Marissiaux illustrent cette revendication. L’année 1904 marque toutefois un jalon et une parenthèse dans la carrière de Marissiaux. Une association minière, le Syndicat des Charbonnages Liégeois, lui passe commande.

Mission : produire un reportage sur l’industrie houillère. Finalité : une présentation lors de l’Exposition Universelle de Liège. Exigence : utiliser le procédé stéréoscopique, une technique jamais encore pratiquée par Marissiaux. Les images seront visionnées dans des bornes illuminées. La série couvrira toutes les activités houillères et comprendra 150 stéréographies, qui formeront la série intitulée La Houillère. Un professeur de physique, Georges Kemma, concevra pour lui une lanterne de sécurité permettant de photographier au magnésium sans craindre un coup de grisou. La netteté de ses vues est impressionnante et il exploite ingénieusement la profondeur de champ, un must en stéréoscopie. Est-ce un reportage sur les conditions de travail des ouvriers ? Certainement pas, puisqu’il s’agit d’une commande promotionnelle du patronat. D’ailleurs, Marissiaux agit avec un regard
d’entomologiste, sans porter de jugement. Au point que certains lui reprocheront un manque d’empathie. On est en effet bien loin du travail militant d’un Lewis Hine, qui dépeint à la même époque le calvaire insoutenable des ouvriers, parfois très jeunes. Ce qui n’enlève rien à la place fondamentale que Marissiaux occupe dans l’histoire de la photographie, tant pour son approche créatrice que ses innovations techniques.



La reconnaissance, l’oubli et le musée



Reconnu par ses pairs, apprécié des clients, Marissiaux va toutefois peu à peu se retirer des cercles photographiques et il peinera à renouveler son esthétique devenue désuète. A partir de 1915, les affaires périclitent vraiment, il perd sa femme ainsi que son frère Léonard. Sa santé se détériore rapidement et, en 1929, il s’éteint à l’âge de 56 ans. D’aucuns évoquent un suicide. En 1930, sa seconde épouse, Lucy Chauvin, signe avec le Musée de la Vie Wallonne à Liège une convention de dépôt de la série La Houillère. Elle conserve les autres œuvres de l’artiste. A son décès, une partie est détruite ou perdue. Le reste est entreposé dans un laboratoire d’aéronautique de Bruxelles, où l’ordre est donné de le détruire. L’Histoire retiendra ce manutentionnaire anonyme qui, ému par la beauté des images qu’il découvre, se gardera bien d’obéir et le fonds sauvegardé sera déposé au Musée de la Photographie de Charleroi en 1994. Il comprend environ 2000 plaques négatives, 350 diapositives et quelques autochromes. Il sera encore enrichi par une acquisition en 1999 provenant d’une collection qui appartenait à la fille du directeur de l’usine Cockerill. Une bonne dizaine de photographies de Marissiaux sont actuellement à découvrir au sein du parcours permanent du musée.


Musée de la Photographie de Charleroi
11 avenue Paul Pastur
6032 Charleroi
Du mardi au dimanche, de 10h à 18h
www.museephoto.be

Jean-Luc Masse

Journaliste

Journaliste passionné d’art sous ses diverses expressions, avec une prédilection pour la photographie. La pratiquant lui-même, en numérique et argentique, il est sensible à l’esthétique de cet art mais aussi à ses aspects techniques lorsqu’il visite une exposition. Il aime rappeler la citation d’Ansel Adams : « Tu ne prends pas une photographie, tu la crées. »

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