Le musée du Cinquantenaire, repris sous l’appellation musées Royaux d’Art et d’Histoire (MRAH) avec le MIM, la Tour japonaise, le Pavillon chinois et la Porte de Hal, est, c’est peu dire, un grand incompris dans le paysage des musées fédéraux de la ville de Bruxelles. Souvent boudé par le public, décati, non géré, il regorge pourtant de collections aussi riches et qualitatives que celles du Victoria & Albert Museum de Londres.
Dès les prémices, installé à la porte de Hal au milieu du XIX
e , il fait l’objet de nombreuses discussions entre les politiciens et les porteurs de projet. Ses collections doublent au milieu du siècle grâce à des dons privés. A cette époque, la Belgique est, avec l’Angleterre et son British Museum, le Danemark avec son Musée National et la Hollande, l’un des rares pays à s’intéresser à l’ethnographie. On est, à l’époque, aux débuts de la muséologie moderne.
Un peu d’histoire
Le bâtiment du Musée du Cinquantenaire a été créé en 1880. Léopold II voulait faire du plateau de Linthout, des champs et marécages qui servaient de plaine de manœuvres à la Garde Civique, un lieu de promenade et de culture. Le bâtiment principal s’ouvre avec une seule arcade pour l’exposition nationale de 1880. En 1905, pour les 50 ans de la Belgique, l’arcade est remplacée par les trois arcades actuelles.
Les collections logées à l’étroit à la Porte de Hal déménagent par vagues au Cinquantenaire. Une nouvelle partie est finie avant la guerre de 14 et inaugurée en 1922. Il sera agrandi en 1934-35. En 1994, la cour carrée centrale est recouverte et devient une grande salle destinée aux expositions temporaires. Entre les deux guerres, de nombreux dons affluent et les collections s’accroissent. On rapatrie des œuvres des chantiers de fouilles d’Apamée en Syrie ainsi que, provenant de l’expédition franco-belge à l’île de Pâques, la seule sculpture monumentale à avoir quitté l’île.
Durant la guerre 40-45, c’est la panique, on apprend que les Allemands ont pour projet d’installer une réserve de munitions dans le musée de l’armée voisin. En catastrophe, on fait construire dans les sous-sols des bacs en béton dans lesquels on met à l’abri tous les objets déplaçables, entourés de copeaux de bois ou de terre. Les objets non déménageables sont protégés par des sacs de sable. A la fin de la guerre, les pièces seront ressorties progressivement et les réserves reconstituées. Ce processus fastidieux a duré des dizaines d’années et on a encore trouvé il y a moins de 10 ans des objets qui devaient être redirigés.
Back to the future
Aujourd’hui, ces constructions successives, l’absence de carrefour de circulation hors des espaces publics, les évacuations d’eau du toit insuffisantes, les caves régulièrement inondées, font de ces bâtiments un musée vétuste, délabré. Des salles sont fermées, les réserves sont éparpillées dans le bâtiment, non sécurisées pour la plupart, et non protégées par une climatisation. Il est vrai que les contraintes techniques actuelles de conservation sont difficiles à mettre en œuvre dans un bâtiment ancien. Pour cela, on envisage de créer des réserves externalisées, voire fédérées avec d’autres musées. Cela se fait déjà dans d’autres pays.
Cette absence de gestion du bâtiment a de profondes répercussions sur la gestion des collections et sur le sort des objets en réserve. Le rapport de la Cour des comptes de 2009 est sans pitié :
la Cour estime que l’inventorisation et la gestion des collections des MRAH, ainsi que leurs conditions de conservation sont dans une situation préoccupante. … Concrètement, l’inventaire général des biens est incomplet et peu fiable. … Enfin, les conditions de conservation et de sécurité des biens des MRAH, en particulier dans certaines réserves, sont un sujet de préoccupation pour de nombreux gestionnaires.
Depuis cinq ans, on a désigné un responsable de la récupération des dépôts. Les dépôts se font par tradition, depuis avant 1900, à des ambassades, cabinets ministériels et autres institutions. Ils n’ont pas été suivis. De nombreuses pièces ont ainsi disparu. Un conservateur interrogé estime que ce sont 80% des objets déposés qui sont perdus. On a entendu l’histoire d’un ambassadeur belge à l’étranger qui a vendu une tapisserie appartenant aux MRAH, car il n’en connaissait pas le propriétaire. Des pièces d’argenterie appartenant aux MRAH se trouvent au château de Seneffe, qui refuse toujours de les rendre. Dans le cadre de l’ouverture des salles Fin-de-Siècle aux Musées Royaux des Beaux-Arts (MRBA), le directeur faisant fonction a essayé de déplacer des collections des MRAH vers les MRBA. Il a ainsi emporté les collections de photos des picturalistes, un sommet stylistique de l’époque.
Un projet, un directeur
Pour bien gérer un musée, il faut un projet, porté par un directeur ! Ca paraît simple. Quand d’autres organismes d’Etat se cherchent un directeur, on leur demande de venir présenter un projet. Ca n’a pas été le cas pour le Cinquantenaire. Les candidats à la direction ont passé en 2010 le concours du Selor qui portait sur des questions très primaires de gestion de courrier ou autres éléments purement pratiques voire déjà obsolètes
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Le directeur doit ensuite implémenter son projet via un plan de management, qui décrit de manière détaillée et pratique les différentes missions du musée. Cela va de la gestion des collections – inventaire, récolement, prêt, restauration, acquisition et réserves – à la gestion des équipes et des bâtiments. Ce plan ne sera applicable que s’il a été conçu avec les équipes administratives et scientifiques. Des collaborations et inputs doivent être demandés à tous les niveaux de l’équipe.
Un plan de management avait été presque finalisé en 2010 par Mme Cahen, la directrice de l’époque. Il n’a pas été appliqué depuis.
De plus, depuis des dizaines d’années, les chefs des quatre départements (Antiquité, Industrie d’art, Archéologie nationale et civilisations non européennes et Instruments de musique) et leurs conservateurs travaillent en solo. Des compétitions et des rivalités interpersonnelles n’auraient jamais été gérées ou résolues.
Chaque département est dirigé par un directeur mais aujourd’hui trois sur les quatre « font fonction » car plus personne n’est nommé depuis qu’a été lancée l’idée de structurer les musées fédéraux bruxellois sous un seul « Pôle Arts ». Trois conservateurs étant partis à la retraite, on ne nomme pas les suivants, « la réforme étant en cours ». Une aberration quand on connaît l’état du musée. Depuis lundi 10 février, on sait que le ministre Philippe Courard a refusé de défendre le projet des pôles que Belspo pensait faire passer vite fait bien fait juste avant les élections. Nous y reviendrons.
Depuis trois ans et demi, donc, dans un musée qui péchait déjà par son manque de gestion, de moyens, dans des bâtiments bricolés depuis des années, rien n’est fait. Les réserves, qu’on a demandé à visiter, sont inaccessibles. Quel dommage ! Il paraît qu’on peut encore y voir les caissons de béton construits pendant la guerre pour protéger les œuvres. Dans les caves, les objets sont posés sur des palettes, seule décision prise depuis trois ans pour éviter que ceux-ci soient abîmés par les inondations.
Comment dirige-t-on un musée en 2014 ?
Guido Gryseels, directeur depuis 12 ans du Musée de l’Afrique Centrale de Tervuren qui vient de fermer ses portes pour rénovation complète, explique :
« Il y a encore 20 ans, un directeur de musée était un historien de l’art, qui, à partir de 16 heures, faisait un peu d’administration. Aujourd’hui, on ne peut plus fonctionner comme ça. Je viens du monde scientifique, je travaille plus de 75 heures par semaine et je n’ai plus le temps de faire autre chose que de la gestion. Un directeur de musée doit gérer ses équipes, chercher des financements (sponsors ou mécénat), faire du réseau avec les politiques, travailler sur la communication de son musée et particulièrement en ligne. … Nous avons mis plus de 10 ans à définir comment nous allions fermer le musée et pour faire quoi ensuite. Je n’ai eu aucun souci avec la Régie des bâtiments. Dès lors qu’on leur apporte un plan précis et détaillé des besoins du projet. Concernant le financement de la rénovation, il est vrai que le budget a été signé en 2006, avant la crise financière».
Présenté aujourd’hui par le Cabinet Courard en charge de la politique scientifique, comme un musée en crise, au bord de la fermeture, le Cinquantenaire n’aurait besoin, en fait, que de vraies décisions politiques de sauvegarde et de mise en valeur des collections, de la désignation d’un directeur spécialisé en management de crise et ayant une vision… Parce que les collections le valent bien.
Le big-bang des pôles
Le mercredi 12 février, Michel Draguet a remis sa démission du poste de directeur ad intérim du Cinquantenaire. Une conséquence de la décision du ministre Courard de ne pas soumettre le projet de réforme par « pôles », comme on l’a nommée, au Conseil des Ministres. D’abord parce qu'il estime que, malgré l’énorme travail de grande qualité qui a été fourni, le projet n’est pas mûr. Il reste des inquiétudes, des craintes, qui méritent d’être encore entendues et levées. « Et, ajoute le ministre, parce qu’une réforme de cette ampleur mérite d’être implémentée, suivie dans de bonnes conditions. Le temps manque pour faire passer et suivre ce projet correctement. Je ne vous apprends rien, nous sommes en fin de législature, il ne nous reste que quelques semaines, qui ne seront pas les plus sereines politiquement. Bref, la période n’est pas propice et le temps manque pour que cette réforme d’ampleur soit correctement mise sur les rails. »
Avez eu l’occasion de prendre la mesure de l’état du bâtiment, des réserves et de la gestion du MRAH? Si oui, depuis quand?
L’état du musée du Cinquantenaire n’est pas digne d’un établissement de la capitale de l’Europe. Je l’ai dit et le répète. Mais ça ne date évidemment pas d’aujourd’hui. On a laissé ce bâtiment magnifique se délabrer et aujourd’hui, nous sommes arrivés à une situation extrême, alarmante. Cette institution contient pourtant des collections fabuleuses, un patrimoine unique qui mériterait d’être autrement valorisé. A mon sens, il faudra d’urgence, lors de la constitution du prochain gouvernement, adopter un master plan pour le Cinquantenaire, investir comme on vient de le faire à Tervuren, sinon le Cinquantenaire devra fermer. Je plaide pour que ce soit dans le programme de mon parti et que cela se retrouve évidemment dans l’accord de gouvernement du prochain gouvernement. Toutes les grandes institutions culturelles et scientifiques fédérales ont bénéficié ces dernières années d’investissements substantiels. C’est donc clairement au tour du Musée du Cinquantenaire de bénéficier d’une cure de jouvence bien nécessaire et méritée. »