Le Louvre fait des bulles au Centre Belge de la Bande Dessinée

Vincent Baudoux
18 mars 2022

Depuis 2005, le Musée du Louvre, en collaboration avec les éditions Futuropolis, invite quelques auteurs du neuvième art à produire une œuvre inspirée par la vénérable institution, par ses collections, par son histoire, par les gens qui la font vivre.

Si le monde des musées et celui de la bande dessinée semblent être aux antipodes l'un de l'autre, la volonté de jeter des passerelles et leurs regards croisés sont générateurs d'œuvres souvent étonnantes. On l'ignore souvent, mais depuis 1973 Le Louvre abrite en
ses murs une des plus grandes collections mondiales d'art graphique, et parmi le dessin contemporain une section dédiée à la BD.


Une synergie attendue

Du côté de Futuropolis, le coéditeur Sébastien Gnaedig se souvient : « La parution du premier livre de la collection a été un choc à plus d’un titre. L’extrême originalité du sujet proposé par Nicolas de Crécy (auteur de Période Glacière, la publication initiale) a fixé un cap : la collection serait un espace de liberté où tout serait permis - tout en tenant compte de la demande de départ, s’emparer du Louvre… Puis, ce fut un choc médiatique: la BD entre au musée ! » Un peu auparavant, en 1970, Pierre Fresnault-Deruelle soutenait une des premières thèses universitaires consacrées à la bande dessinée, plaçant ce type d'expression sur la scène artistique au même titre que l'ensemble des autres arts. Tout le monde y gagne. La bande dessinée est enfin extirpée du mépris où d'aucuns la tiennent encore, le musée et l'université troquent leur image poussiéreuse pour montrer leurs qualités aux jeunes générations sous un jour qui leur parle.


Balises

Trois axes majeurs semblent dessiner les contours de la présente exposition. Il y a les auteurs qui imaginent un récit d'après les collections du musée ou d'une œuvre qui y est exposée. D'autres s'inspirent du bâtiment (et de ses secrets). D'autres encore s'intéressent au quotidien de l'institution et aux gens qui la font vivre, les visiteurs y compris. Sur la vingtaine d'artistes, scénaristes et/ou dessinateurs, la moitié est française, six créateurs de mangas viennent du Japon, de Hong Kong ou de Taïwan, trois sont belges. Notre compatriote néerlandophone Judith Vanistendael est la seule représentante de la gent féminine. Voilà qui fera grincer des dents, et qui peut-être fera détourner le propos de l'objectif qui vise à s'immerger dans les préoccupations sociétales actuelles. Comme il serait fastidieux d'énumérer ici les vingt manières dont les vingt auteur.e.s ont appréhendé l'ambitieux challenge, chacun.e. à sa manière, il semble préférable de focaliser - subjectivement - sur quelques singularités remarquables.


Judith Vanistendael

Le fait que Judith Vanistendael soit la seule femme présente aux cimaises pose question, tant on sait que le monde de la BD a intégré les filles depuis longtemps. Le récit étant en voie de réalisation (il ne sera publié qu'en octobre), seules des planches de travail sont exposées ici. Elles racontent l'histoire d'un gamin qui apprend la poterie et la sculpture il y a des milliers d'années, dans la civilisation un peu oubliée des Cyclades. L'auteure ne fait pas une œuvre que l'on pourrait qualifier de féministe, car elle préfère s'intéresser à l'éducation de la jeunesse et son intégration dans le monde des adultes, autre préoccupation actuelle s'il en est. Ce récit pose une question majeure : qu'en est-il de notre art, quand on le met en présence d'une forme artistique radicalement autre ? Car, autant l'art des Cyclades plusieurs fois millénaire semble normatif et standardisé à nos yeux, peu compréhensible même, autant la plupart d'entre nous pensent que nos dispositifs artistiques contemporains semblent aller de soi, naturels et immuables. Ce va-et-vient entre le passé et le présent fait comprendre que notre art actuel est bien moins universel qu'on le croit, tant il se calque sur les spécificités de la société qui la génère, et que celle-ci, comme toute civilisation, est précaire.


Mangas

Le phénomène des mangas n'étonne plus que les non-initiés, tant il inonde notre culture depuis de longues années, et tant les jeunes générations y alimentent leur imaginaire. Étant donné que la diffusion des mangas, en francophonie, équivaut désormais à celui de la production locale, il ne faut pas s'étonner si un tiers environ des auteurs exposés ici sont issus de la zone culturelle asiatique. À condition de se départir de préjugés, voici l'occasion de revoir les jugements condescendants que l'on adopte trop souvent, car, que ce soit à propos des scénarios ou de leur mise en forme, les six récits présentés ici ne doivent rien à personne. Il convient donc de cesser d'appréhender les mangas comme des choses étranges, étrangères, avec la curiosité que le 19e siècle accordait à l'exotisme japonisant. Comme la contrainte de départ est la même pour toutes les œuvres proposées aux cimaises : réaliser un récit dessiné selon l'un des aspects du Louvre, rien ne distingue radicalement les mangas des productions du cru.


L'Art du chevalement

On peut difficilement trouver plus cosmopolites que les auteurs de L'Art du chevalement, publié en 2013. Loo Hui Phang, née d'une mère vietnamienne et d'un père chinois, grandit en France où elle étudie le cinéma et la littérature moderne, et devient scénariste et metteuse en scène, créatrice de performances. Philippe Dupuy est français, établi en Belgique, lui aussi un touche-à-tout ayant bourlingué parmi tous les aspects du dessin contemporain confronté au multimédia, ce qui nécessite de nombreuses collaborations dans lesquelles l'ouverture et la curiosité sont les maître-mots. L'argument de L'Art du chevalement est tout simple : l'implantation d'une succursale du Louvre à Lens, sur un ancien carreau de mine plusieurs fois meurtri par l'extraction minière et par la guerre, permet une traversée temporelle qui confronte le haut et le bas, depuis les chefs-d'œuvre de l'art jusqu'au dur labeur anonyme enfoui sous la terre. Cet improbable dialogue raconte comment un gamin d'aujourd'hui descend aux Enfers, tel Orphée, afin de revivre ses premiers émois amoureux.
 

Un Enchantement

Tout autre est le récit imaginé par Christian Durieux. Le Louvre parisien est devenu un lieu sélect, où des soirées privées peuvent s'organiser à condition qu'elles réunissent des gens d'exception. C'est le cas ce soir, puisqu'un ancien président de la République prend sa retraite. Revenu de tout et de tous, désenchanté, il s'éclipse et erre parmi les salles comme une âme en peine. Il y rencontre une jeune femme abîmée dans la contemplation d'un tableau, et tous deux se soustraient aux recherches des gardiens. Mais là n'est pas l'essentiel, car leur aventure ressemble à un parcours vrai, enfin, loin des conventions et du monde des apparences. Un Enchantement porte un regard à la fois philosophique et poétique sur le sens de l'existence, et la sagesse pour qui sait lire les tableaux. La dame est-elle une muse, une elfe, un songe peut-être, un fruit de l'imagination, est-elle un spectre issu de l'un ou l'autre des tableaux exposés ? La quiétude du récit s'incarne dans une palette de bruns de toutes les nuances, où les tableaux se détachent tout en douceur, les ambiances de pénombre parfois floues évoquant le charme d'un repos éternel qui serait aussi sensuel.
 

Le Ciel au-dessus du Louvre

Le 10 août 1793, pour fêter le premier anniversaire de la chute de la royauté, l'assemblée révolutionnaire de la Convention décida la création d'un Muséum central des arts de la République dans les bâtiments du Louvre, où seraient mises à disposition du peuple les collections royales et les œuvres d'art confisquées aux émigrés et aux églises. C'est à partir de ce fait réel que Bernard Yslaire et Jean-Claude Carrière imaginent la relation qui se noue entre le peintre David et Robespierre. Le souci de ces dirigeants est de donner au peuple et au monde une représentation forte, émotionnelle, simple, qui symbolise les idéaux révolutionnaires. Au-delà de l'argument historique, le récit se nourrit du mythe où le désir individuel se confronte à l'Histoire, du libre arbitre qui se heurte au hasard, du déchirement de la passion vis-à-vis du devoir, etc. un mythe qui nourrit l'imaginaire de Bernard Yslaire depuis le début. La confection d'une image ou d'un tableau devient le thème d'un récit où les auteurs content l'alchimie d'une bande dessinée en train de se faire. Le dispositif graphique se révèle à la hauteur du propos, puisque le dessinateur mélange des vignettes en pleine page, comme un tableau fini, à un ensemble d'esquisses plus ou moins abouties, voire des dessins préparatoires proches de la simple prise de notes, là où le travail de la main peine à ébaucher une idée. En un mot, la panoplie des premiers jets à l'œuvre achevée s'y retrouve, parce qu'elle présente l'élaboration de tout récit dessiné, tout en réfléchissant à ses conditions de production.


Les Sous-sols du Révolu

On devine immédiatement l'anagramme. Huit autres du même cru émaillent le récit, parmi lesquels on retiendra Eudes Le Volumeur, Le Voulu Démesuré, L'or veule du Musée. Le musée s'enfonce dans les entrailles de la terre, chaque niveau étant plus vaste que le précédent. L'actuelle pyramide ne serait que la pointe visible d'un immense iceberg souterrain, dont on devine que jamais on n'atteindra le fond. Eudes le Volumeur, l'expert, mesure l'immensité de sa tâche, son impossibilité même, tant la dimension labyrinthique des lieux en fait un infini dédale d'étages et de galeries. Lesquels regorgent d'œuvres de chaque époque et de chaque lieu, soit autant de définitions de l'art. L'homme passera ainsi 18.134 jours de sa vie, soit près de 50 années… sans y parvenir. En chemin, il hérite du legs de quelques-uns de ses prédécesseurs, chacun ayant consigné son expertise dans un livre, épais, mais toujours parcellaire.

Douze chapitres comme autant de sous-sols balisent le récit, dont Le Dépôt des Moules (au fond d'une salle inondée, évidemment), La Salle des Fragments, L'Atelier de Restauration (une fameuse cuisine !), Bricabracologie. Chaque avancée dans le cheminement, chaque case dessinée est susceptible de devenir une porte, une trappe, une fenêtre, une ouverture, une possibilité narrative en gigogne qui ouvre sur un nouveau monde, insoupçonné, complexe, qui lui-même peut à tout instant s'ouvrir sur… et ainsi de suite, indéfiniment. Il vaut la peine de s'arrêter un moment à L'entrepôt des Cadres, car méditer son propos génère aussi bien l'œuvre de Mondrian qu'une suite de petits tableaux. Quand leur assemblage particulier se transforme en récit, on assiste à la naissance de la narration picturale séquentielle, ce que nous appelons aujourd'hui plus familièrement la bande dessinée.


En guise de conclusion

Outre Judith Vanistendael, Loo Hui Phang et Philippe Dupuy, Christian Durieux, Bernar Yslaire, Marc-Antoine Mathieu, on doit saluer de manière égale leurs confrères exposés aux cimaises : Hirohiko Araki, Charles Berbérian, Enki Bilal, Florent Chavouet, Nicolas de Crécy, Étienne Davodeau, Christian Lax, Stéphane Levallois, Éric Liberge, Li Chi Tak, Taiyô Matsumoto, Minotaro Mochizuki, David Prudhomme, Jirô Taniguchi et Naoki Urasawa. Voici une vingtaine de bonnes raisons de se rendre sans tarder au CBBD.

 

Bulles de Louvre
20 rue des Sables
1000 Bruxelles
Jusqu’au 11 septembre 
Du mardi au dimanche de 10h à 18h
www.cbbd.be

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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