L'entre-mondes de Paul Klee

Vincent Baudoux
05 février 2022

Paul Klee représente l'artiste aux dons multiples. Peintre, il est aussi musicien et ne cessera jamais la pratique assidue du violon, hésitant à choisir l'un ou l'autre afin d'y mener carrière. Peintre au métier artisanal de premier plan, il se livre longuement aux spéculations théoriques. Il devient l'un des penseurs les plus pointus de l'art de son temps, auteur de plusieurs ouvrages qui font date. Ses écrits réflexifs n'empêchent nullement l'expression intuitive et poétique. L'exposition du LaM présente l'œuvre de Klee (1879-1940) sous un autre aspect encore, son amour pour les formes d'art considérées comme inférieures : les dessins des enfants, les productions des fous, l'art préhistorique ou l'art extra-occidental, quatre formes méprisées car réputées incapables de rivaliser avec nos merveilles académiques au tournant du 20e siècle.


Gauche, droite

Un détail indique que l'approche artistique de Paul Klee ne peut être ordinaire : il écrit de la main droite, mais dessine de la main gauche. Depuis les travaux du neurophysiologiste américain Roger Sperry dans les années 1980, on sait que les deux hémisphères du cerveau ne traitent pas le même type d'informations. Le gauche brasse plus volontiers le langage, l'analyse logique, le traitement séquentiel, le linéaire, le détail, les calculs mathématiques. Par contre, le droit a plus d'affinités avec l'intuition, la créativité, la capacité de synthèse, l'approche globale, les émotions, les notions spatiales, l'imagination. Dans la vie courante, et selon les tâches à effectuer, l'un ou l'autre hémisphère prend le pas sur l'autre. Quelques artistes parmi les plus inventifs, dont Paul Klee, disposent de cette capacité étonnante de pouvoir faire fonctionner les deux hémisphères de concert, une affection aussi rare que positive. Ignorant tout du fonctionnement cérébral, qui ne sera analysé de manière médicale et scientifique que bien plus tard, Paul Klee en aura quand même l'intuition, en notant dans son Journal : « Le génie, c'est l'erreur dans le système. »


Gris et couleurs

Les choses ne sont donc pas aussi tranchées que tout en noir ou blanc. L'attrait de Paul Klee pour la nuance grise, exactement éloignée - ou proche - de ces extrêmes le pousse à écrire dans Théorie de l'art moderne: « Ce point est gris parce qu'il n'est ni blanc ni noir, ou parce qu'il est blanc tout autant que noir. Il est gris parce qu'il n'est ni en haut ni en bas, ou parce qu'il est en haut tout autant qu'en bas. Gris parce qu'il n'est ni chaud ni froid. Gris parce que point non dimensionnel, point entre les dimensions et à leur intersection, au croisement des chemins. »

Mais cet éloge du gris est par ailleurs mis en balance par un hommage à la couleur, relevé dans son Journal : « L’ambiance me pénètre avec tant de douceur que, sans plus y mettre de zèle, il se fait en moi de plus en plus d’assurance. La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède, je le sais. Voilà le sens du moment heureux : la couleur et moi sommes un. Je suis peintre»


Peinture et musique

Quand il écrit dans son Journal « Voir d'un œil, sentir de l'autre », Paul Klee indique qu'il n'y a pas un seul et unique chemin de connaissance, qu'il faut penser en termes de croisements pluriels, chaque spécificité apportant son point de vue, différent. Ainsi, lorsque, dans Credo du créateur, il évoque la différence très parlante entre musique et peinture : « L'œuvre musicale a l'avantage d'être perçue exactement dans l'ordre de succession dans lequel elle a été conçue, mais, lors d'auditions répétées, l'inconvénient de provoquer la lassitude par le retour régulier des mêmes impressions. L'œuvre plastique présente pour le profane l'inconvénient de ne savoir où commencer, mais pour l'amateur averti l'avantage de pouvoir abondamment varier l'ordre de lecture et de prendre ainsi conscience de la multiplicité de ses significations. »


Ne pas reproduire le visible, rendre visible

Gamin très tôt doué pour le dessin, adolescent rebelle, Paul Klee se défoule par les caricatures (féroces) qui illustrent ses ouvrages scolaires. Au-delà de l'anecdote, l'artiste en devenir y exprime déjà sa perplexité devant la représentation mimétique, base de tout l'art des derniers siècles en Occident, et socle de la culture instituée. La caricature, comme première alternative à la culture classique, parce qu'elle disqualifie la reproduction aveugle d'une formule préétablie. Elle la remplace par l'invention, et lui permet de se détacher de l’académisme dominant : « Je sers la beauté en dessinant ses ennemis » et « J’aimerais être comme nouvellement né, ne rien connaître de l’Europe, absolument rien; ignorer les écrivains et les modes, être quasiment primitif. »

Bien plus tard, il ajoutera: « Précieuse est la connaissance des lois, à condition de se garder d'un schématisme confondant loi nue et réalité vivante. De telles méprises conduisent à la construction pour elle-même, hantise d'asthmatiques timorés qui nous donnent des règles au lieu d'œuvres. Qui manquent trop d'air pour pouvoir comprendre que les règles ne sont que le support nécessaire d'une floraison. Comprendre que, si l'on cherche à dégager des lois et qu'on y confronte des œuvres, c'est pour voir comment celles-ci arrivent à s'écarter des œuvres de la nature sans pour autant divaguer. Comprendre que les lois ne sont que le soubassement commun de la nature et de l'art. » Si l'on comprend la nécessité de cette méfiance vis-à-vis de la culture classique, le développement futur de l'œuvre devient plus simple à envisager.


La source originelle

Quelques autres citations présentent la même idée en d'autres mots, par exemple « Une ligne est un point qui fait une promenade », ce qui situe l'œuvre de Paul Klee aux antipodes de tout art de la représentation. Se promener, baguenauder, flâner, impliquent le désir de laisser vagabonder ses sensations, ses pensées, et accepter la rêverie et ce qui vient du dehors. Se laisser faire, perdre la maîtrise. On rejoint ici la notion du coup de génie inattendu : « Celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps cherché sans trouver », selon la jolie formule de Gaston Bachelard (cadet de Paul Klee de quelques années seulement). Ainsi, de quelque côté qu'on l'envisage, l'œuvre du peintre n'aurait d'autre but que trouver la source de création, son lieu, son fonctionnement.

Deux extraits des écrits du peintre confirment sa quête: « La force créatrice échappe à toute dénomination, elle reste en dernière analyse un mystère indicible. Mais non point un mystère inaccessible incapable de nous ébranler jusqu'au tréfonds. Nous sommes nous-mêmes chargés de cette force jusqu'au dernier atome de moelle. Nous ne pouvons dire ce qu'elle est, mais nous pouvons nous rapprocher de sa source dans une mesure variable. Il nous faut de toute manière révéler cette force, la manifester dans ses fonctions tout comme elle se manifeste en nous ». Et encore « Mon ardeur est davantage de l’ordre des morts et des êtres non nés (…). J’occupe un point reculé, originel de la Création, à partir duquel je présuppose des formules propres à l’homme, à l’animal, au végétal, au minéral et aux éléments, à l’ensemble des forces cycliques. (…) L’art est un symbole de la Création. Dieu ne se soucia point des stades fortuitement actuels. »


Épitaphe

Impossible enfin de ne pas reproduire la magnifique épitaphe gravée sur sa pierre tombale au cimetière de la Schosshalde à Berne : « Ici bas, je ne suis insaisissable. Car je vis aussi bien parmi les morts que parmi ceux qui ne sont pas nés encore. Un peu plus proche du cœur de la création que de coutume. Et pourtant, bien trop loin encore. »
 

Paul Klee, entre-mondes
LaM, Lille Métropole Musée d'art moderne
Villeneuve-d'Ascq
Jusqu’au 27 février
musee-lam.fr

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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