Léon Spilliaert, lumière et solitude

Vincent Baudoux
07 novembre 2020

La renommée de Léon Spilliaert n’a jamais vraiment dépassé les frontières belges. Aussi, il vaut la peine de se pencher sur l’hommage que lui porte actuellement le Musée d’Orsay à Paris, d’autant que - outre les classiques des collections belges - nombre d’œuvres présentées viennent de collections privées en France et aux Etats-Unis rarement montrées jusqu’ici. L'exposition est fermée pour le moment. Mais elle dure jusqu'en janvier. 

L’homme qui broie du noir

1881, Léon Spilliaert naît à Ostende, la même année que Picasso à Malaga, 9 ans après la naissance d’Aubrey Beardsley à Brighton en Angleterre. L’œuvre de ces artistes est symptomatique de la manière dont une création se façonne selon plusieurs critères parfois bien opposés.

Se sachant condamné à mourir jeune, Aubrey Beardsley décide de brûler la chandelle de la vie par les deux bouts. Tandis qu’à l’inverse d’un Picasso plein de vitalité, le corps fragile de Spilliaert ne l’invite pas à considérer la vie comme une partie de plaisir. Ses lectures de Nietzsche, Emile Verhaeren et Edgar Allan Poe ne l’encouragent sans doute pas à penser autrement. Aussi mal dans sa peau que dans sa tête, il décide d’en faire état. Il en ressort, comme souvent dans le cas, une production quasi continue d’autoportraits, et de visages tristes tels La buveuse d’absinthe de 1907, jeune mondaine déjà ravagée par l’alcool. Le misérabilisme expressionniste n’est pas loin, amplifié par la manière de présenter la scène tout en contrastes clairs et foncés, les seules couleurs bleues et roses étant altérées, dégradées par tant de noirceur, au propre comme au figuré. Quelques couchers de soleil sur la mer à Ostende (Spilliaert y a passé la plupart de sa vie) offrent cependant une palette plus chatoyante. Toutefois, même devant un des spectacles les plus brillants et spectaculaires qu’il soit donné de voir sur la planète, Léon Spilliaert broie du noir. Insomniaque, souffrant de maux à l’estomac, il se promène le soir, à l’heure où tous les chats sont gris, seul. L’homme aurait pu en rester là.

La mélancolie mise en scène

Rentré à l’atelier pour en tirer quelque dessin de mémoire, l’artiste se rend compte que tel ou tel choix de cadrage rend l’image plus ou moins intrigante, déroutante à nos habitudes de lecture. Il constate que le décentrage ou la mise en évidence d’un élément secondaire rend l’image plus étrange encore. Le peintre agit comme le photographe qui choisit un angle de vue inattendu, et fait voir ainsi d’une manière neuve un sujet autrement bien banal. Pourquoi ne pas creuser cette idée, et fabriquer un ensemble à la fois familier et déconcertant ? Il en résulte une perte de la vision utilitaire quotidienne et des repères habituels spatiaux. Rien de spontané dans les images de Spilliaert donc, le tableau devient une mise en scène, même si au final il se présente comme un simple prélèvement photographique. L’auteur injecte du trouble dans ce qui semble aller de soi. De l’humain, il ne fait pas un élément plus important qu’un autre, une simple pièce d’un puzzle (souvent d’ailleurs, les visages sont dissimulés afin de ne pas trop attirer l’attention). Les tableaux les plus typiques de Spilliaert sont ainsi des assemblages d’éléments variables dans l’espace, modulables dans le temps… ou mieux encore, versatiles dans leur résolution graphique.

Une eau peu profonde

A la limite de l’abstraction, de larges plages unies côtoient quelques éléments à peine figuratifs, ou traités de manière liée à l’invention plastique. C’est d’ailleurs là que Spilliaert se révèle un artisan de premier plan, dans sa manière de mêler les diverses ressources des crayons plus ou moins gras ou secs, appuyés ou légers, affutés ou épais, des encres de Chine, des pinceaux, des plumes d’acier aiguisées ou émoussées, des pastels, des aquarelles, des gouaches, des supports en papier. Peut-être, d’ailleurs, faudrait-il d’abord lire cette œuvre par ce biais des outils, tant Spilliaert ne semble pas se sentir à l’aise avec la peinture à l’huile, un médium trop gras, épais et visqueux pour le propos ? Car le graphiste est tellement proche du monde aquatique de surface, l’estran, peu dense, peu profond comme l’indique son amour pour les plages à marée basse quand le flux et le reflux des vagues modèlent des ravines dans le sable. Elles s’y répandent et s’y diffluent parmi les reflets du soleil ou de la lune : l’eau dilue les pigments colorés à même la surface du papier, sans la moindre profondeur, d’où pourtant elle distille ses ténèbres.

 

Léon Spilliaert, Lumière et solitude
Musée d’Orsay
Paris
Jusqu'au 10 janvier 2021
Billets horodatés à réserver en ligne
www.musee-orsay.fr

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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