La Royal Academy of Arts de Londres présente la première rétrospective des dernières années de l'œuvre de John Constable (1776-1837). Paysagiste confronté aux débuts de la Révolution industrielle, Constable établit son œuvre sur un tout autre terrain que son contemporain Turner.
À l'inverse de Constable, William Turner est londonien, de souche populaire, précoce, entreprenant, innovateur, accède à la notoriété et au succès lorsqu'il devient membre de la Royal Academy dès 25 ans. Le parcours de John Constable est bien différent : issu de la campagne provinciale, fils d'un riche agriculteur, il gère l'entreprise familiale dès l'âge de 16 ans, et n'envisage une carrière artistique que quelques années plus tard. Il a 50 ans lorsque les honneurs et une relative prospérité lui sourient enfin. Mais, peu doué pour les affaires, toujours sur la corde raide à cause des ventes rares, un sentiment d'anxiété ne cesse de le hanter. Il ne fait partie de la Royal Academy qu'en 1829, à 53 ans. Il lui reste huit ans à vivre, sa femme vient de mourir et il se retrouve en charge de sept enfants. Comment trouver la sérénité indispensable à la pratique de son art dans ces conditions?
Turner ne se laisse pas impressionner par les prédécesseurs en vogue, et, grand voyageur, il se forme directement à la mouvance des grands spectacles de la nature. A contrario, le premier coup de foudre artistique de Constable est pour un tableau, une image figée, Agar et l'Ange de Claude Gellée, dit Le Lorrain, œuvre que le jeune homme étudie consciencieusement en atelier. Le tableau représente un ange qui ordonne à la servante de retourner chez sa maîtresse qui la maltraite, mais divers obstacles se dressent sur le parcours, comme si Constable y devinait sa future trajectoire de vie. Les personnages y sont réduits, comme accessoires, laissant la place aux arbres, aux collines, avec des constructions humaines qui se fondent dans la nature. À l'horizon, le pur azur d'un ciel dégagé des ombres promet la félicité, dégagée des soucis et des zones de ténèbres du monde d'ici bas.
La pratique artistique du début du 19e siècle en Angleterre est encore dictée par les valeurs de l'aristocratie. Elle souhaite laisser à la postérité un portrait d'elle-même, idéalisé bien entendu. Comme la photographie n'existe pas encore, les commanditaires se rabattent vers les faiseurs d'images que sont les peintres, et exigent des tableaux aussi lisses et parfaits qu'un miroir. Toutefois, le monde change, et la Révolution industrielle déplace lentement l'axe du pouvoir, confiant le relais aux marchands et aux financiers bourgeois. Les premières galeries privées apparaissent à ce moment. Les premiers acheteurs de Constable sont français. Ils importent dans leur pays quelques tableaux de Constable, admirés entre autres par Delacroix, Millet, le groupe de l'école de Barbizon (Le village natal de Constable, East Bergholt, est aujourd'hui jumelé à la commune française). Ce succès à l'étranger change le regard de ses compatriotes anglais, et Constable est désormais considéré comme un des meilleurs artistes du pays.
Se payer un portrait, une peinture, que l'on soit noble ou roturier, c'est s'offrir un bout d'immortalité conservée par l'huile de la peinture. Voilà qui contraste avec la remarque de Benjamin West, le professeur qui conseille Constable à ses débuts: N'oubliez jamais, Monsieur, que la lumière et l'ombre ne restent jamais immobiles ». Constable est pris au piège. Comment rendre compte du mouvement alors que le tableau, une fois terminé, est pétrifié pour toujours? Ces deux contraintes, antinomiques, génèrent la spécificité de son œuvre.
Enfant de la campagne, Constable sait que la nature est changeante. Il y a les saisons, bien sûr, mais au cours d'une même journée, à la même heure, il suffit d'un passage nuageux, de variations dans la force et la direction du vent, où de la position du soleil pour que l'ensemble se modifie. Mais la sensibilité angoissée de Constable fait qu'il choisit le régime de la lenteur bucolique, un léger bruissement de feuillage, l'eau d'une rivière qui paresse, la roue d'un moulin qui tourne en douceur, les paysages plats avec peu de reliefs de son Suffolk natal, baigné de la rivière Stour, et qu'il appelle sa chère vallée. Plus tard, le grand public aimera retrouver cette sérénité d'un monde idéal, déjà nostalgique d'un paradis perdu, sur les cartes de voeux et les calendriers. Rien n'effraye davantage Constable que la surprise et l'émotion des spectacles grandioses, même ceux de la région des lacs du nord de l'Angleterre, à partir desquels il ne réalisera jamais de grandes peintures à l'huile, mais de petites aquarelles.
Comment rendre compte du mouvement alors qu'un tableau est pétrifié à jamais? La solution se trouve dans les prises de notes destinées au seul usage de leur auteur, les esquisses. La plus spectaculaire (qui est aussi l'image de promotion de l'exposition) est réalisée en 1828, révèle la mer sur laquelle un orage se déchaîne. Est-ce le reflet des tourments du peintre? Quoi qu'il en soit, Constable se déchaîne à son tour, ses coups de patte rageurs rejoignent la fureur du ciel. Il y a de la hargne dans cet essai. Rarement une production de Constable n'aura montré avec autant d'évidence le versant habituellement occulté du métier quand il devient image. L'énergie de l'orage est d'abord celle de la main qui peint. Ceci est tout sauf la peinture-miroir, froide, que le public exige.
Une telle improvisation est rare chez Constable. Study of the Trunk of an Elm Tree en 1821, est tellement minutieuse qu'on croirait voir une photographie en couleurs, ce qui est impossible puisque la photographie n'existe pas encore. Ce tronc est peint à la loupe, en gros plan, en une parfaite illusion d'optique. L'écorce est représentée grain par grain, chacun dans sa singularité, ici un grand, là un petit, un allongé, un comprimé, celui-ci tout sec, celui-là rongé par la mousse… Mais tous participent au même ensemble. Si l'on se donne la peine de regarder l'image en plaçant le tableau à l'horizontale, on dirait une rivière qui coule, chaque cellule étant un reflet sur l'eau. Le solide devient liquide, mouvement.
Entre l'improvisation fiévreuse et la froideur de la photo faite à la main, Constable a produit des dizaines d'esquisses, dont Cloud Study at Hampstead, en 1821. Comme d'habitude, l'artiste y note au dos les conditions atmosphériques du moment. Car on sait moins qu'il était lecteur du livre de Foster, Researches about Atmospheric Phaenomena, paru en 1815, ce qui l'amènera à dire que « La peinture est une science, et elle devrait être une constante recherche des lois de la nature. Et pourquoi ne pas considérer la peinture des paysages comme une des branches de la philosophie de la nature, dont les expériences ne seraient autres que des tableaux? » Plus tard, établi à Londres, il peint L'Inauguration de Waterloo Bridge en 1832, sans manquer d'y inclure une des seules cheminées d'usine qu'il représenta jamais, et sans imaginer qu'il assiste en direct aux premiers ravages de ce qui deviendra le smog. Constable se doute-t-il qu'il est un des premiers à pressentir l'agonie du climat qui se prépare? Et l'un des derniers témoins d'une vie exempte de pollution industrielle? À cela, il faut ajouter que le paysage n'est pas encore accepté comme une forme d'art à part entière, mais comme un genre mineur puisque sans lien avec la peinture d'Histoire dominée par les récits littéraires.
Si Constable préfère les études et les esquisses, il sait toutefois que la reconnaissance officielle et des acheteurs ne peut venir que d'une version «achevée», en grand format. C'est pourquoi il réalise souvent une première version graphiquement proche de la petite esquisse, c'est-à-dire débarrassée des contraintes du métier lisse et laissant la place à l'improvisation, mais en grand, et destinée à rester à l'atelier. L'autre version, peinte avec soin, vérifiée dans les détails, refroidie, socialement acceptable - donc vendable - est ensuite présentée au public. Ainsi The Leaping Horse, et Hadleigh Castle, dont les différentes versions de même format mais aux métiers contrastés se trouvent ici côte à côte aux cimaises.
Constable est fatigué de tant de compromissions. Dans ses derniers tableaux, il opte pour le grand format peint à la manière des esquisses. Ce qui s'y passe est étonnant. La douceur pastorale consensuelle de jadis se transforme en chaos, au point d'interpeler quelques-uns de nos contemporains, dont Lucian Freud et Frank Auerbach. On peut déjà discerner ce qu'aurait pu en retenir Pollock! Les bouquets d'arbres bien élevés se transforment en mauvaises herbes, elles envahissent la toile, comme le chiendent, l'adventice, la renouée, le séneçon, le mouron, autant d'espèces redoutées de l'agriculteur. Leur force vitale détruit tout, et contamine les prés, les coquets cottages, les cours d'eau, et même les rares humains qui s'y aventurent. Le ciel lui-même est atteint par la contagion. Le végétal sauvage reprend ici ses droits, comme après Tchernobyl. Tout sera bientôt hors de contrôle, englouti et invivable. Voilà qui donne un sens nouveau à cette phrase énigmatique prononcée par le peintre vieillissant: « All here sinks to insignificance in comparison with the woods and hills » (« Ici, tout sombre dans l'insignifiance en comparaison de ces bois et ces collines »).
On ne peut pas séparer les intuitions de Constable des premiers travaux scientifiques qui tentent au même moment de théoriser et maîtriser les phénomènes électriques. Charles de Coulomb, Peter Barlow, Alessandro Volta, et Thomas Edison sont tous contemporains de Constable, et imaginent dans leurs laboratoires les premières expériences, étranges, et qui n'ont rien à voir encore avec les bienfaits de la Fée Électricité. Après eux, le monde ne sera plus le même, pour le meilleur et pour le pire. Dès lors, il est pertinent de voir ces tableaux comme des surfaces incertaines où le courant électrique crée des étincelles et produits des arcs et des courts-circuits en pagaille. Danger. Ainsi donc, les affables nuages des charmantes études aux nuances les plus délicates de bleus et blancs étaient des monstres énergétiques en puissance! On se souvient alors de l'attrait horrifié de l'orage que le peintre tentait de capter bien des années auparavant. Ses aquarelles étaient des paratonnerres de papier. Constable a osé mettre les doigts dans la prise.
Late Constable
Royal Academy of Arts
Londres
Jusqu’au 13 février
https:/www.royalacademy.org.uk
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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