Alors que les projets à l’étude pour la relance post-Covid se multiplient, un mot est sur toutes les lèvres et au bout de toutes les plumes : l’innovation. Il est en effet devenu crucial d’initier des changements systémiques, tant du point de vue technique qu’à l’échelle sociale. Faire face aux enjeux actuels et à venir, que ce soit dans les domaines industriel, économique, numérique, social, environnemental ou éducatif, nécessite des solutions encore inconnues, de penser hors du cadre en empruntant des chemins de traverse ou en créant de nouveaux sentiers. Une approche transdisciplinaire de l’innovation est de plus en plus prônée à travers le monde. L’association des sciences, de l’ingénierie, du design et des arts, principe connu sous le nom de STEAM (Science, Technology, Engineering, Arts, Mathematics), représente la pierre angulaire de ce principe.
"Une profonde connaissance de l'art encourage chacun à travailler à la périphérie, à enfreindre les règles et à faire des sauts intuitifs dans l'inconnu pouvant mener à des découvertes cruciales." (Jerome I. Friedman, prix Nobel de physique)
Tandis que les sciences transforment l’information en savoirs qui sont ensuite mis en application par l’ingénierie pour fabriquer une utilité, le design va produire de nouveaux comportements à partir de ces fonctionnalités. Les arts vont ensuite produire une nouvelle perception du monde, en remettant notamment en question ces habitudes et leur contexte, questionnement qui va dès lors produire de nouvelles informations destinées à être traitées par la science pour les transformer en savoirs. Il s’agit du cycle de la créativité, tel que théorisé par l’architecte, designer et professeur au MIT, Neri Oxman (1).
L’association de ces disciplines plonge les protagonistes dans l’inconnu, celui de voir confrontés des approches, des points de vue, des manières de penser, des façons radicalement différentes de voir le monde. Fondamental dans l’ensemble de ces pratiques, le processus créatif est d’autant plus stimulé dans le design et les arts, disciplines qui requièrent constamment de nouvelles recherches et applications pour produire et continuer à travailler.
Dans l’étude de J. Rogers Hollingsworth High Cognitive Complexity and the Making of Major Scientific Discoveries, plusieurs centaines de découvertes scientifiques majeures du XXe siècle ont été analysées selon une approche sociologique. Grâce aux milliers de données glanées au sujet de leurs auteurs, il a été constaté que le multiculturalisme et les arts représentaient des atouts essentiels. La majorité des scientifiques étudiés présentent, en effet, soit une intégration de plusieurs cultures sociales, religieuses, ethniques ou nationales via leur parcours de vie, soit une participation à diverses pratiques artistiques ou un intérêt prononcé pour ces domaines des sciences humaines. En résumé, plus l’habilité de comprendre et d’appréhender le monde de différentes manières est diversifiée, plus la probabilité de développer des recherches scientifiques porteuses est également grande.
En d'autres mots, la diversité culturelle et intellectuelle de notre environnement nécessite une approche transdisciplinaire et collaborative pour concevoir et concrétiser des solutions inimaginables sans ce type de croisement. Il n’y a plus de frontières entre ces disciplines, si ce n’est celles encore maintenues artificiellement. De nombreux intellectuels dans le monde prônent cette transversalité, cette hybridation des champs de connaissance et ces zones de flou.
Que ce soit à l’échelon régional ou au niveau fédéral, les plans de relance prennent actuellement forme en tant que réponse à la crise sanitaire et nécessité face à la crise environnementale. Initiatives wallonnes, belges ou européennes, ces plans portent sur des enjeux cruciaux, tels que l’urbanisme, la mobilité, l’économie circulaire, la santé ou encore l’innovation technique.
Le nouveau Bauhaus européen est un projet porteur d'espoir pour explorer des moyens de mieux vivre ensemble après la pandémie. Il s'agit de combiner durabilité et style, afin de rapprocher le pacte vert pour l'Europe des esprits et des foyers des citoyens. Nous avons besoin de tous les esprits créatifs : qu'il s'agisse de concepteurs, d'artistes, de scientifiques, d'architectes ou de citoyens, pour faire du nouveau Bauhaus européen un succès. (Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne) (2)
Intimement imbriqué dans le Green Deal de la Commission européenne, le projet du New European Bauhaus constitue une réponse aux besoins actuels de créativité et d’innovation. Le nom s’inspire du Bauhaus historique, une école d’architecture et d’arts appliqués qui avait pour principe de décloisonner l’art, l’artisanat et l’industrie, association multidisciplinaire à l’origine du design. Tour à tour situé à Weimar, Dessau et Berlin, le Bauhaus a connu une existence relativement brève, entre 1919 et 1933. Sa fermeture par les nazis causa la fuite, notamment aux États-Unis, de ses principaux instigateurs. Ceux-ci continuant à prôner ce type de collaborations transdisciplinaires, leur principe ruissellera dans nombre d’institutions et initiatives américaines, telles que l’E.A.T. (Experiments in Art and Technology) (3) ou encore le M.I.T. (4) L’expérimentation, la prise de risques et la résolution imaginative de problèmes se trouvent au cœur de cette démarche.
Autant le design que les arts développent une vision transversale de notre civilisation et de la nature. Le monde de la création s’inspire, en effet, de toutes les problématiques de la société contemporaine. Il y a donc là de quoi aller se nourrir, puiser afin de répondre à d’autres défis que simplement les défis culturels. Quel que soit le sujet traité, il est possible de trouver un designer ou un artiste qui l’aborde dans son travail. Les préoccupations de certains de ces créateurs rejoignent immanquablement les enjeux qui ont cours actuellement.
Design is capital est le slogan de la métropole européenne Lille qui a reçu en 2017 le titre de Capitale mondiale du Design, en reconnaissance de l’utilisation novatrice de cette discipline pour renforcer le développement économique, social, culturel et environnemental. Réaménagement d’un écoquartier, déconstruction d’anciens bâtiments en recyclant les matériaux pour la construction d’un nouveau quartier, réhabilitation de bâtiments anciens dans une démarche d’économie de moyens et de matériaux représentent quelques projets (5) menés par des designers. Pour chaque projet, l’accent est mis sur la conservation de l’histoire du site et sur l’emploi de matériaux dans une optique de recyclage, pratiques qui visent également à développer de nouveaux modèles innovants transposables à d’autres sites et à susciter l’émergence de nouvelles filières avec à la clé de nouveaux emplois.
Dans une même logique, l’École de Design de Nantes a initié quatre laboratoires de design dédiés à la santé, l’alimentation, le numérique et l’urbanisme. Le City Design Lab a pour but d’accompagner la transition vers une ville durable et agréable. Ses applications touchent non seulement à la mobilité et l’aménagement urbain mais aussi au bâti et aux espaces de vie, dans un contexte où surfaces réduites, densité accrue, responsabilisation face aux enjeux écologiques, déterminent de nouveaux modes d’habiter.
Les arts ne sont pas en reste en termes de questionnements et recherches sur nos modes de vie ou nos façons d’occuper l’espace. Les résultats de ces réflexions artistiques amènent des propositions « hors du cadre », soit déroutantes, soit extrêmes, qui ont le mérite d’explorer de nouveaux possibles à partir des problématiques actuelles. Réinventer nos lieux de vie intéresse nombre d’artistes contemporains qui abordent par exemple la question et la notion même de l’habitat via de multiples façons proposant des approches politiques, alternatives, architecturales ou spirituelles originales (6). Sur le même sujet, à la Documenta de Cassel de 2017, l’artiste irakien Hiwa K réinventa nos espaces de logement et de divertissement à travers son When We Were Exhaling Images, réalisée en collaboration avec des étudiants en design de Cassel. Une œuvre réalisée à l’aune d’une densification de la population toujours plus importante dans les métropoles et de la gentrification de nombreuses zones résidentielles ! Elle pose également la question du recyclage et de son application pour les besoins essentiels de l’humanité. Un principe intimement lié au design et aux arts comme on peut le voir dans le projet Wanderful.Stream mené par Wallonie Design et qui vise à intégrer l’économie circulaire dans les entreprises grâce aux designers.
Autre exemple également proche de chez nous de recyclage dans l’art avec des matériaux industriels est l’œuvre de Xavier Mary, MX Temple, réalisée en 2019 au BPS22 et dans laquelle l’artiste effectue un parallèle entre l’architecture khmère traditionnelle et le paysage wallon postindustriel.
Ce réemploi de matériaux délaissés pour réaliser une œuvre d’art questionne notre rapport aux objets et à leur soi-disant obsolescence menant à la production de déchets, un concept inconnu dans la nature. Il s’agit d’une question essentielle au regard des caractéristiques postindustrielles du territoire wallon et de ses nombreuses friches industrielles à réhabiliter, par exemple. Ce type de zones est devenu dans nombre de pays ce qu’on appelle des territoires de l’art.
Dans un colloque international organisé par l’Université de Rouen, De la friche industrielle au lieu culturel, les intervenants mettent en avant la corrélation entre l’économie de moyens utilisés pour la réhabilitation et la valorisation du patrimoine industriel grâce au réemploi de matériaux par les designers ou encore via l’intégration artistique. La transposition des pratiques de ces territoires de l’art à d’autres opérations, telles qu'îlots d’habitation, équipements publics, espaces extérieurs collectifs ou encore lieu de travail, est également abordée, en ce sens que la créativité inhérente au design et aux arts nourrit de facto la réflexion, voire la mise en œuvre d’une réhabilitation de friches, quelle que soit sa fonction finale, ou de tout autre espace.
Que ce soit via un questionnement ou une proposition plus concrète, l’association de designers et d’artistes à tout processus d’innovation sociale ou technique apporte une plus-value créative non négligeable. Généralement, la mise en œuvre des projets liés aux enjeux exposés ci-dessus est cantonnée à un secteur cloisonné d’entrepreneurs, d’ingénieurs ou encore de chercheurs. Dans quel marché public ou bourse de recherche évoque-t-on par exemple de faire appel à des designers ou des artistes ? Or, toute problématique ou tout objet sont autant enchevêtrés dans les sciences et l’ingénierie que dans le design et les arts, chaque discipline développant un point de vue et une approche spécifiques qui restent néanmoins interconnectés, comme développé par Neri Oxman dans Age of Entanglement (cf. ci-dessus).
Alors que les STEAM représentent d’ores et déjà une tradition dans certains pays, tel qu’on l’a vu avec l’influence du Bauhaus aux États-Unis dès les années 1950 et 1960, d’autres Etats commencent à emboiter le pas.
En Wallonie, les initiatives en ce sens se multiplient à travers des festivals et des projets ponctuels qui ne demandent qu’à se pérenniser et à se structurer. Tous les ingrédients sont présents pour amorcer un tel décloisonnement structurel. D’une part, les autorités politiques semblent avoir intégré à la majorité des plans de relance la nécessité d’innover afin d’éviter les erreurs du passé et de développer des solutions en adéquation aux enjeux économiques et climatiques. D’autre part, nombre d’acteurs du design et des arts disposent de l’expertise et du réseau pour apporter leur pierre à l’édifice de la relance. Il n’y a plus qu’à construire les ponts qui permettront de décloisonner ces secteurs…
(Cet article a été écrit avec la collaboration de Wallonie Design)
(1) Pour plus d’informations sur ce concept ainsi que sur l’enchevêtrement des sciences, de l’ingénierie, du design et des arts, voir : Age of Entanglement · Journal of Design and Science (mit.edu)
(2) Nouveau Bauhaus européen: esthétique, durable, ouvert à tous. (europa.eu)
(3) Voir à ce sujet la collection de documentation à propos de la genèse du projet et de leurs différentes initiatives : Collection de documents publiés par E.A.T. : Collection de documents publiés par E.A.T. (fondation-langlois.org)
(4) Les avis divergeaient quant à la question de savoir si le MIT devrait ou non créer une école d'art, mais un consensus s'est dégagé sur le rôle des arts dans la promotion du sens de la découverte et la promotion d'un mode éducatif qui pose des questions plutôt qu’uniquement fournir des réponses, et qui encourage les ingénieurs à prendre en compte l'ensemble de la culture (« total culture »), plutôt que le strict domaine technique. (Arts at M.I.T., Office of the Associate Provost in collaboration with the Creative Arts Council of M.I.T., USA, 2011, p. 19.) Voir sur : https://arts.mit.edu/
(5) Voir sur : https://www.designiscapital.com/poc/glissiere-en-beton-arme ainsi que sur https://www.designiscapital.com/poc/la-maillerie et sur https://www.designiscapital.com/poc/habitat-recupere.
(6) Voir par exemple à ce sujet l’excellent dossier des Abattoirs de Toulouse sur https://www.lesabattoirs.org/blog/des-histoires-doeuvres/lhabitat-vu-par-lart-contemporain.
Auteur
Historien de l’art passionné par l’art moderne et contemporain, il est auteur indépendant. Toujours à l’affût de nouvelles découvertes, il prend la plume avec plaisir pour écrire sur des artistes ou des expositions. Également médiateur culturel et curateur, il a créé et géré la TW Gallery pendant deux ans avant de cofonder le collectif Party Content, tout en multipliant les expériences dans des centres d’art et musées.
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