Les visions contemporaines du musée du masque

Hadrien Courcelles
12 octobre 2021

À travers l’exposition Visions, quatre artistes contemporains belges relancent les thèmes du masque, des rites et des légendes : un choix audacieux et réussi pour le Musée international du Carnaval et du Masque. L’évènement est à découvrir jusqu’au 2 janvier 2022.


Les lieux

Qui l’aurait cru ? Le Musée du Carnaval et du Masque, tout situé au cœur de Binche qu’il est, n’est pas consacré qu’aux Gilles ! Ses collections totales regroupent des milliers de pièces, regroupées géographiquement (quatre grands découpages continentaux) en une exposition permanente. Ce cadre muséal n’a pas de quoi lasser les passants, tant ses pièces peuvent les étonner à l’envi, tant l’exposition ne traîne pas en longueur. Il faut dire que tout statisme (quoiqu’inévitable « par destination ») serait délétère pour une institution dont l’objet carnavalesque - mais pas que - est essentiellement dynamique.

Cette préoccupation entraîne surprises (des rites chamaniques marocains à la Limodje qui terrorise la vallée de la Sambre, en passant par le faste des parures yoruba ou les théâtres d’ombres asiatiques…), installations audiovisuelles, scénographie fluide, et brièveté. Pris dans leur étendue, les rythmes des différentes pièces auraient pu permettre un déploiement d’œuvres supplémentaires. Le musée opte cependant pour la variété. Du détail d’abord : une partie supérieure étant consacrée aux différentes traditions folkloriques wallonnes, et une autre, connexe, entièrement vouée (comme de juste) au carnaval de Binche. À ces deux expositions permanentes s’ajoute une exposition temporaire sur le patrimoine de la ville (jusqu’au 24 octobre).


Le musée et l’art contemporain

Mais l’institution a choisi de quitter sa zone de confort, se risquant à ouvrir son champ à la variété esthétique : celle des courants contemporains. Pourquoi ne pas explorer d’autres vues, d’autres rêves, d’autres visions enfin, sur les thèmes exposés ? Certes, l’idée n’est pas neuve : encore récemment, le Musée royal de l’Afrique centrale utilisait le pouvoir de l’art contemporain à des fins d’exorcisme (avec l'artiste Freddy Tsimba et l'écrivain In Koli Jean Bofane).

Ici, en revanche, l’exorcisme serait plutôt un moyen. Et nous ne serons pas étonnés de constater une heureuse et subversive intimité entre le thème du carnaval et les potentialités de l’art contemporain. Leurs fonctions respectives se rencontrent-elles ? À entendre Lucie Smolderen, collaboratrice scientifique du musée, il pourrait s’agir d’une affaire d’équilibre (entre le beau et le laid, le sérieux et l’humour, la rigidité et la souplesse, l’horreur et la liesse…).


Sofi van Saltbommel – les déroutantes richesses de l’hybridation

Passé les présentations apéritives (sans préjudice de leur intérêt), les trois premiers espaces que nous explorons sont marqués par la synergie des œuvres de Sofi van Saltbommel et Pierre Liebaert. La première tisse un univers qui est moins situé à la croisée des chemins que sur les sentiers de traverse : il y a quelque chose de fabuleusement inquiétant dans cette manière de briser net la familiarité que nous éprouvons envers un segment de costume, de parure, ou de masque pour basculer dans l’intrigue (se moquerait-on de nous ?).

Telle langue sortant d’un visage simiesque est trop longue, si bien qu’elle rejoint presque les deux floches antiques qu’elle surmonte. Puis, quelle adhérence existe-t-il entre le même marmouset et l’assiette de rocaille dont il sort ? Est-ce une farce rabelaisienne pour employer les termes du musée, une décollation en règle, une métamorphose ? Et quand sa maîtrise de la céramique rencontre les primes amours de l’artiste - les confections textiles de son enfance -, c’est à la mesure humaine qu’elle dérange au gré des surfaces, des motifs ou des matières les plus hétéroclites.

Pourtant, la seule mesure nous échappe encore quand les échelles se brouillent : sur un petit écran, une créature gigantesque, costumée et distordue nous retourne vers des petites figurines bistables : morbides, dérangeantes, et drolatiques, burlesques… éminemment baroques (barroco = irrégulier). Ailleurs, avec une peau de mouton "re-retournée", on se rappelle encore que l’inversion est constitutive de l’ironie… Le rendu général n’est pas de l’ordre du syncrétisme, mais plutôt d’objets aliens (un univers parallèle ? certainement).


Pierre Liebaert – poétique et étrange du microcosme au macrocosme

Dans d’autres marges, ou de semblables quotidiens, Pierre Liebaert photographie pour sa part une pléthore de rituels européens. Ses clichés ne se cantonnent pas aux « pratiques masquées » ou aux carnavals mais s’appuient sur des pratiques sacrées. Toutes ont leur part de mystère, à la fois inhérente et entretenue par l’artiste. De plus, ce qui pourrait servir d’indices (dans la continuité d’un geste, d’une mise en scène ou de couleurs) échafaude plutôt une ambiance grave, cosmique, qui répond bien à l’exubérance de van Saltbommel… sa professeure de céramique !

Car aux retrouvailles fortuites des artistes se surajoute un dialogue réfléchi entre leurs pièces respectives : l’évocation d’une transformation (initiatique ?), Pellis, est notamment mise en perspective avec un Masque-costume de son homologue. Le travail de Liebaert allie poésie, intrigue et observation participante : souvent viscéral (parfois littéralement, du reste), on a du mal à imaginer qu’il puisse laisser indifférent.


Stephan Goldrajch – qui entre exactement en scène ?

On se demande bien à quelle sauce nous serons mangés quand, au détour d’un couloir, nous contemplons l’équivalent satirique des anciennes vitrines du musée de Tervuren : un diorama, une de ces mises en scène où des sujets - généralement empaillés - sont représentés dans leur environnement (ce qui, surtout par le passé, convoquait une belle charge de fantasmes et d’incohérence).

Sauf qu’ici la vitrine nous contemple en silence : sur fond de fresque (heureusement) joyeuse, psychédélique et tricotée, voici les personnages fabriqués au crochet de Stephan Goldrajch, autant de légendes spontanées : comme un âne des Marolles dopé aux spaghettis bolognaise, un lion solaire endémique… d’une station essence de Drogenbos. Ou encore les trois juges qui ont présidé le procès du Bouc émissaire, cette créature plastiquée, pitoyable, phagocytant les misères du monde pour mieux l’en expurger… Archétype de l’exutoire saisonnier de diverses traditions carnavalesques, il ramène aux considérations de René Girard. Notons que l’artiste ne joue pas ses personnages, il se métamorphose en eux lorsqu’il porte ces costumes.

Passé le savant détournement des dioramas, c’est un mouvement contraire qui nous amène sur la piste d’un défilé de mode, environné des personnages. Ces derniers en deviennent excessivement graves, ce qui pourrait pasticher encore une mise en scène, plus élargie et situationniste : celle (voy. Guy Debord) de la société du spectacle ? Cela ne fera en tout cas pas oublier l’âme propre des créations de Goldrajch.


Bob Vanderbob – augmenter le réel sans réalité augmentée

Dernière chambre, conduite par les ombres découpées d’un feuillage géométrique : un homme dans la jungle dont la tête se masque d’un objet qui d’abord détonne. Sa matière semble futuriste mais nous reconnaissons bientôt l’objet familier : une télécommande. Bob Vanderbob est passé maître dans l’art de retrouver, dans les objets du quotidien, les caractéristiques essentielles du masque (qui essentialisent eux-mêmes a minima un visage).

Cette façon d’inventer un sens à un objet qui appartient souvent à notre réalité contemporaine s’aide évidemment du phénomène optique de paréidolie (ex : si vous voyez un visage dans un creux de montagne, il ne quittera plus vraiment votre entendement). Cela lui (nous) permet de retrouver cette créativité - pour laquelle l’enfance est géniale - qui augmente consubstantiellement le réel de sens (bien différemment que ladite « réalité augmentée »). C’est un enchantement qui invoque de nouvelles histoires, et toutes les mythologies sont permises au regard de ces buddies, ces petits fétiches retrouvés dans des murs, des prises, des bouches d’égout, etc.

Il ne faudrait pas oublier l’installation vidéo hypnotique dont la bande-son étrange (également créée par l’artiste) envoûte toute l’exposition : Mr Generic Tries on the Masks of God. Une tête - générique - modélisée à partir d’une imprimante 3D sur laquelle est projetée des évocations physiques, cosmogoniques… La frontière entre nature et artifice se dissout dans un rituel auquel les spectateurs prennent part, guidés par l’artiste.

Conclusion = invitation

Il serait dommage de négliger l’effort fourni par les artistes avec l’équipe du Musée international du Carnaval et du Masque : car qui se proposerait simplement de saluer ce défi s’inviterait du même coup à un bal masqué des plus entraînants. Nous concluons par une mention particulière au travail du scénographe (Olivier Desart), dont l’à-propos rappelle à merveille en quoi toute fête dépend de sa mise en scène.

 

Visions
Musée international du Carnaval et du Masque
10 rue Saint-Moustier
7130 Binche
Jusqu'au 2 janvier 2022
Du mardi au vendredi de 09h30 à 17h
Samedi et dimanche de 10h30 à 17h
www.museedumasque.be

 

Hadrien Courcelles

Journaliste

Né dans le Brabant sous le signe de l’humanisme, il étudie la Philosophie à l’Université Catholique de Louvain jusqu’en 2019. Curieux de tout, il se risque à l’écriture pour partager ses découvertes. Si la destination demeure inconnue, le voyage peut présenter de belles consolations.