Entre intérêts

Manon Paulus
02 octobre 2019

Conçue comme les deux parties d’un même dispositif, l’exposition Entre intérêts de Maëlle Dufour se déroule conjointement à l’Iselp à Bruxelles et aux Brasseurs à Liège. Pour l’occasion, l’artiste a notamment érigé une autoroute monumentale à l’intérieur de l’espace d’exposition. Entre installation et jeux d’observations, Entre intérêts est à découvrir jusqu’au 19 octobre.


Nous avions déjà évoqué le travail de Maëlle Dufour à l’occasion de la biennale de ARTour. La jeune artiste avait érigé une tour de surveillance des frontières grandeur nature. Les spectateurs étaient conviés à grimper sur la structure, délibérément déstabilisés par l’escalier légèrement penché, pour accéder à la vidéo Aucun droit, moins qu’un chien. L’artiste explique avoir voulu s’attaquer à un autre symbole fort de notre société en façonnant, cette fois, une autoroute au sein même de l’espace d’exposition des Brasseurs. À l’image du monde contemporain qui se veut toujours plus rapide, toujours plus connecté, l’autoroute est une injonction au mouvement, le plus vite possible, dans une direction précise. Mais celle qu’il nous est donné de voir aux Brasseurs est tout autre, comme distordue par un glissement de terrain. Nous arpentons un chemin encore praticable entre les parois escarpées de la route. Éblouis par la lumière qui semble nous propulser sur le devant de la scène et par la surface réfléchissante qui borde un côté du passage, nous suivons en réalité un chemin sans issue. L’autoroute ne mène nulle part. Condamnés à rebrousser chemin.

Si Anthony Giddens évoquait dans son livre The Consequences of Modernity l’emballement du camion furieux de la modernité qui menace d’échapper à tout contrôle, pour Maëlle Dufour ce n’est pas le camion qui va droit dans le mur, mais la route elle-même qui est en train de s’effondrer. Cependant, un autre chemin existe, dissimulé, il nous conduit vers l’envers du décor, plongé dans le noir. De ce lieu, nous pouvons observer - sans se faire repérer - les autres visiteurs au travers d’un miroir sans tain. Nous nous tenons comme dans les coulisses d’un spectacle dont l’issue est encore en train de se jouer. Le chemin nous mène finalement à un ordinateur qui retransmet des images en direct de l’installation de l’Iselp, où se tient l’autre pan de l’exposition.

À Bruxelles, des écrans sont disposés autour d’une table ronde, comme celle autour de laquelle on imagine que se réunissent les dirigeants de ce monde. Les visiteurs sont invités à prendre place sur des chaises étonnamment hautes pour observer les images filmées en direct de l’espace intérieur des Brasseurs. Les deux lieux se surveillent l’un l’autre, reliés par une autoroute désormais numérique. Le surveillant qui se croyait omniscient est en réalité surveillé, et le surveillé qui s’ignorait devient lui-même observateur bon gré mal gré. Maëlle Dufour nous parle finalement de l’inconsistance des identités et des rôles, sorte de relativisme identitaire, puisque les positions sont ici interchangeables.


Les microéditions tirées pour l’occasion et distribuées à l’Iselp et aux Brasseurs complètent cette idée. Elles exposent des corps photographiés par caméra thermique. Le corps réduit à sa chaleur, ne paraît plus se détacher aussi évidemment de son environnement, mais plutôt se fondre en lui. Peut-on d’ailleurs encore distinguer une individualité d’une autre ? Ces jeux d’observation et de rôles sur toile de fond d’une autoroute en ruine questionnent finalement tout autant le processus de réception-émission d’une œuvre que les enjeux sociaux liés à nos modes de vie actuels. Il ne vous reste que quelques jours pour visiter cette double exposition !

Maëlle Dufour
Entre intérêts
Iselp
31 boulevard de Waterloo
1000 Bruxelles
Du mardi au samedi de 11h à 18h
https://iselp.be/fr/expositions/entre-interets

Les Brasseurs – art contemporain
26/28 rue du Pont
4000 Liège
Du mercredi au samedi de 14h à 18h
http://www.lesbrasseurs.org/p/1809.html
Jusqu’au 19 octobre

Manon Paulus

Journaliste

Formée à l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, elle s’intéresse à l’humain. L’aborder via l’art alimente sa propre compréhension. Elle aime particulièrement écrire sur les convergences que ces deux disciplines peuvent entretenir.

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