À Ottignies-Louvain-la-Neuve, la 10e triennale d’art contemporain vit ses derniers jours. Magma explore une thématique très actuelle, celle de la fluidité. Elle invite à une déambulation immersive et sensorielle dans 3 lieux emblématiques : le Centre culturel à Ottignies, le Musée L et le parking des Sciences à Louvain-la-Neuve.
27 artistes sont à l’honneur dans ce parcours, qui s’étend même jusqu’à Bruxelles, au Botanique et à la Médiatine ; et à Paris, au Centre Wallonie-Bruxelles. Cette proposition ambitieuse est le fruit des réflexions du commissaire d’exposition Adrien Grimmeau (directeur de l’ISELP) et de Muriel Andrin (Docteure en cinéma). Nourri de théories sociologiques et de questionnements sur le processus de réception des œuvres, le projet prend pour thème la fluidité. Cette notion permet d’envisager l’adaptation et la flexibilité sous un jour favorable, de les revendiquer comme une force et non uniquement comme les dérives d’une société en perpétuel changement. Une fluidité qui n’est pas synonyme d’inconsistance, mais plutôt un moyen de penser le monde en terme de continuité. À la lumière des écrits de Judith Butler, Donna Haraway ou encore Rosi Braidotti, elle permet de repenser, voire de dépasser les frontières de genre, du corps, de l’humanité. Les artistes convoquent ces réflexions dans leurs œuvres, où la fluidité est intuitivement évoquée, que ce soit par les matières, l’exploration de l’entre-deux, du seuil, de la métamorphose, mais aussi par l’humour, le doute, l’indétermination.
Au cœur du projet se trouve une réflexion théorique solide mais aussi l’envie de créer « une expérience spectatorielle » qui fait la part belle aux émotions, aux sens, à l’imaginaire. L’occasion d’une déambulation au cours d’un parcours étendu et aux confins de notre identité. Les 3 lieux déclinent chacun un pendant : l’identité fluide au Centre culturel, l’image fluide au Musée L et l’espace fluide au parking des Sciences. La scénographie tire parti des configurations de chacun des lieux pour renforcer l’immersion.
Au centre culturel, on s’aventure dans les loges et dans les coulisses, espaces habituellement interdits au public. Ils sont le lieu de transformations, de métamorphoses : un espace « intermédiaire » avant d’entrer en scène. On visite l’exposition comme on part à la rencontre de l’Autre, avec l’impression de découvrir un nouveau microcosme à chaque porte. À commencer par la bouleversante vidéo de Sarah Vanagt, qui documente la rencontre d’un homme âgé - incapable de parler - et d’un âne, étrange visiteur d’une maison de repos. Les images témoignent de ce besoin de proximité, de toucher, quand ailleurs tout se désagrège chez cet homme qui retrouve une certaine animalité, en même temps qu’il perd sa voix et sa tête.
Dans une salle de rangement, on découvre aussi le travail documentaire de Beata Szparagowska, à propos de sa rencontre et de sa relation avec Marie-Jo, une employée de la maison de la culture. Elle, qui est habituellement tapie dans l’ombre, prend ici le devant de la scène, recouverte de paillettes et de lumière. Dans une loge, la vidéo d’Hippolyte Leibovici nous transporte aux côtés de 4 générations de drag queens, issues de « Chez Maman », fameux club Bruxellois. Pendant le maquillage, les langues se délient dans un moment d’intimité partagée avec le spectateur. Au détour d’un couloir, c’est la sculpture tentaculaire de Naomi Lilith Quashie qui attire le regard. Faite à partir de tiges métalliques gravées à la main et de cheveux synthétiques, elle célèbre le « care » dans les pratiques de tressage afro, à la fois comme activité de labeur et garant d'un lien social.
Au Musée L, c’est une tout autre histoire. Le jeu de cache-cache commence dans cette ancienne bibliothèque à l’architecture brutaliste imaginée par André Jacqmain. Les œuvres sont disséminées dans la collection permanente et il faut parfois s’y reprendre à deux fois avant de les dénicher. Elles entament un dialogue avec les artefacts des alentours, mais le lieu lui-même leur confère une autre dimension, comme validées par l’institution et l’Histoire. Une fois bien installés dans leur vitrine, les masques de Stephan Goldrajch, les réflexion écologiques de Lise Duclaux, ou encore les assemblages en techniques mixtes de Laurette Atrux-Tallau se fondent parfaitement dans le paysage. Aux murs, les portraits velus d’Elly Strik sondent l’essence humaine, en invitant le spectateur à se lover en eux. Ils sont d’ailleurs à l’origine d’une conférence-récit, Au bord du monde conçue par Sybille Cornet afin d’activer l’imaginaire du spectateur avant l’exposition. On croise aussi les 72 vierges de Mehdi-Georges Lahlou, censées accueillir les fidèles au paradis. Mais à y regarder de plus près, on constate qu’elles sont modelées à son image. L’installation glisse vers l’humour, en emportant avec elle les représentations d’une pureté céleste.
Sans repère
Dernière étape du parcours à Louvain-la-Neuve, l’exposition au parking des Sciences est la plus réussie au niveau de la fluidité, tant on a l’impression de s’enfoncer dans un espace modulable qui s’enchaîne sans fin. Les œuvres résonnent d’une autre manière dans cet endroit froid et sombre, et se succèdent dans une horizontalité toute particulière. Stephan Balleux investit parfaitement les lieux avec une pièce de 60 mètres de long représentant une substance charnelle en mutation, froissée ou distordue. La lecture se fait tant au recto qu’au verso, élargissant les possibilités de points de vue. Monolithe, une grande œuvre textile d’Elise Peroi est tissée de noirceur. Il y a un côté scénique à cette installation, qui nous est présentée inclinée, comblant l’espace jusqu’à frôler le plafond.
David de Tscharner propose quant à lui des sculptures mobiles faites de matériaux de rebut de construction. Elles invitent intuitivement le spectateur à les manipuler, les réarranger et lui faire ainsi prendre pleinement part à l’œuvre, dont l’état n’est jamais définitif. Entre sobre scénographie, installation de chantier et délimitation sécuritaire, l’installation de Yoel Pytowski engage quant à elle à la déambulation tout en l’empêchant. Le spectateur est maintenu hors de l’espace de l’œuvre, et ressent d’autant plus sa propre présence dans le parking des sciences. L’exposition a été pensée dans une certaine théâtralité assumée et la monumentalité des pièces présentées est d’autant plus impressionnante dans l’espace clos, à rendre claustrophobe, d’un parking sous la terre.
Cohérente et réfléchie, cette triennale fait autant plaisir aux sens qu'à l’esprit. Plusieurs événements et expériences sont programmés jusqu’au 28 novembre, n’hésitez pas à consulter le programme ici.
Avec Hélène Amouzou, Laurette Atrux-Tallau, Stephan Balleux, Kitty Crowther, David de Tscharner, Lise Duclaux, Patrick Everaert, Jot Fau, Maika Garnica, Lara Gasparotto, Pélagie Gbaguidi, Kate Gillmore, Vincent Glowinski, Stephan Goldrajch, Camille Henrot, Graciela Iturbide, Mehdi-Georges Lahlou, Hippolyte Leibovici, Eva L’Hoest, mountaincutters, Elise Peroi, Yoel Pytowski, Naomi Lilith Quashie, Aura Satz, Elly Strik, Beata Szparagowska, Sarah Vanagt.
Magma, 10e triennale de Ottignies-Louvain-la-Neuve
Visibles dans 3 lieux : le Centre culturel à Ottignies, le Musée L et le Parking des Sciences à Louvain-la-Neuve
Jusqu’au 28 novembre
https://www.magmatriennale10.be
Journaliste
Formée à l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, elle s’intéresse à l’humain. L’aborder via l’art alimente sa propre compréhension. Elle aime particulièrement écrire sur les convergences que ces deux disciplines peuvent entretenir.
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