Dans le cadre de l’année Magritte organisée pour les 50 ans de sa mort en 1967, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) à Bruxelles présentent une exposition qui met en évidence l’héritage de l'artiste dans l’art contemporain.
L’anecdote est significative : Royer - le publicitaire et dessinateur de presse bien connu - rend visite à Magritte en son atelier. Sur le chevalet, Le coup au coeur, où une rose jouxte un poignard. Et l’homme de communication de demander "ce que ça représente ?". Magritte de répondre, pas amusé du tout : "ÇA veut dire ça". Passons sur le fait que le Ça est un des concepts clés de la psychanalyse (à laquelle le surréalisme est historiquement lié dans l’histoire de la pensée humaine), siège des pulsions inconscientes associées au Surmoi et au Moi. Ne revenons pas sur les significations différenciées de représenter et dire. Insistons plutôt sur le besoin hystérique des humains à chercher du sens partout, comme dans le test de Rorschach, et donc imaginer un récit plus ou moins crédible entre la fleur et cet outil de mort. Le guet-apens tendu par l’artiste surréaliste fonctionne, tant le cerveau humain ne peut s’empêcher de débusquer le symbolisme de ces objets d’abord, de leur mise en scène ensuite - la plante fleurit au sommet d’une falaise, devant la mer, sur fond de ciel gris - que l’on tient à voir aussi rationnelle qu’une équation. Ces discours cherchant midi à quatorze heures avaient le don d’énerver
le peintre, qui déclarait "Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres"… tout en laissant intentionnellement des indices suggérant l’inverse. Piégeux ! Surréaliste ! On peut alors revenir sur le plus connu des tableaux du peintre, La Trahison des images : ceci n’est pas une vraie pipe, matérielle, en bois ou en écume, odorante ou pas, froide ou chaude, neuve ou témoin de mille histoires, mais un pigment mélangé à de l’huile sur une toile, un artefact, une représentation, un valant pour. Tout est là.
La belle main
On a trop peu dit l’excellence de Magritte lorsqu’il rencontre les matières, le grain du bois, la texture du marbre, le velouté de la chair humaine, les nuages ouatés du ciel, la tessiture d’un tapis, etc. : on regarde toujours ses tableaux de trop loin, au lieu de les brouter, selon le mot de Paul Klee. En ce sens, le public est aveugle. Serait-ce parce que ses qualités hors pair de technicien du médium peint à l’huile étaient ignorées que Magritte en voulait tellement aux images ? Gageons qu’il y a là une tout autre interprétation à faire de la démarche du peintre. L’image ment au spectateur, tandis que de son côté le titre indique une accointance. Leur relation est une illusion en trompe-l’oeil, et assurément une duperie. Magritte aurait-il pu intituler son tableau autrement que La Trahison des images - au pluriel - avec une majuscule à Trahison ? Le mot est fort, plus incisif que mirage, mais dit bien la forfaiture d’explications en quête de sens. On a peu relevé jusqu’ici le lien entre l’œuvre de Magritte, figurative, et l’art abstrait qui lui est contemporain. Et si le peintre avait tenté ce pari fou de faire de l’art abstrait avec la représentation ? Détruire l’idée de représentation avec les moyens propres de la représentation ? Pari espiègle tenu par René Magritte, désillusionné, pince-sans-rire, qui tient peut-être ici un des discours les plus humoristiques jamais produit par l’histoire de l’art, mais caustique comme un canular.
Magritte, et après ?
On connaît le dilemme des artistes : comment embrayer sur les traces d’un géant, sans en devenir l’épigone ?
Marcel Broodthaers réussit ce pari, reprenant la problématique de la relation des mots aux images en de tout autres termes. Déçu de ne pas être reconnu poète, ou journaliste, ou libraire, il tente un coup ultime, trempe son dernier recueil de poésies (invendu) dans du plâtre, et transforme ainsi ses mots en sculpture. Bingo ! Cela marche, sa carrière est lancée. Ceci amène l’artiste à s’interroger sur les rouages de l’art, devenant peu à peu une sorte de fou du roi dont chacune des pitreries, savamment orchestrée, est une réflexion quant au fonctionnement du système. Avec raison, puisque se décrétant ensuite
Conservateur du Musée d’Art moderne,
département des aigles, le rôle lui permet de se placer parmi les décideurs, tout en faisant son cinéma, gérant son œuvre à la fois comme auteur, metteur en scène de performances, conservateur ou muséographe, marchand et critique, tous les rouages étant ainsi dans les mains d’un seul homme. On le voit, la démarche de Broodthaers n’a plus rien à voir avec celle de son aîné. D’autant qu’à la tristesse désillusionnée de Magritte, il substitue la franche dérision, mettant sur un piédestal ce que d’habitude on s’empresse de ne plus voir, les coquilles vides de nos moules nationales par exemple, ou un fémur peint en noir, jaune, rouge. La Seconde Guerre mondiale semble être passée par là, avec les charniers industriels considérant le corps humain comme un détritus - Broodthaers avait vingt ans en 1944. Poussé par l’Histoire, l'artiste inclut ainsi une dimension sociologique dans son œuvre, dimension à laquelle Magritte semblait rétif en ce qui le concerne. On met ici le doigt sur une question interpellante : le rapport du texte à l’image est une affaire très ancienne - avant l’imprimerie, déjà, dès l’Antiquité jusqu’aux enluminures des manuscrits au Moyen Age - qui prend son essor dans notre monde moderne, celui de l’imprimé, dès le début de 19e siècle en Angleterre avec
Edward Lear et ses
Nonsense Rhymes and Limericks. Il aura fallu plus d’un siècle pour que l’idée percole d’un art considéré comme mineur, des petits livres conçus sans prétention pour les enfants, vers les sphères de l’Art avec un grand "A", les plus grands musées.
Si l’exposition de Bruxelles s’intitule
Magritte, Broodthaers & l’art contemporain, il reste à voir comment les artistes d’aujourd’hui se dépatouillent avec un tel héritage sur les bras. Cela file dans tous les sens, et c’est heureux, car cela signifie que la thématique est loin d’être épuisée, et que les générations qui suivent ne se sentent pas paralysées. Vrai aussi que l’on n'en attend pas moins d’artistes qui se veulent créateurs. Dès l’entrée, on est bluffé par l’hyperréalisme parfait de
Yola Minatchy qui présente, grandeur nature, en trois dimensions, une authentique Fiat décapotable vert jade dans laquelle Magritte et Broodthaers aussi vrais que nature et accompagnés de
Marie Gilissen ont pris place pour se rendre à Sala y Gomez. Plus loin, de très grands noms de la scène artistique sont présents :
Warhol,
Rauschenberg,
Jasper Johns,
Kossuth,
On Kawara,
Ben,
Arman, etc., et pour les Belges,
Jacques Charlier,
Jacques Lennep ou
Jan Vercruysse. Il eut été pertinent de faire appel à
Philippe De Gobert, parce que cet artiste reprend l’interrogation au coeur de l’oeuvre de Magritte : où est le vrai, où est le faux ? Jamais le tableau de Magritte
Les valeurs personnelles de 1952 n’a existé
en vrai puisqu’il s’agit d’un montage d’éléments épars mêlant plusieurs échelles de grandeur - sont-ce des objets géants ou une architecture miniature ? Et pourtant De Gobert fait
comme si, présentant une maquette tellement crédible que Magritte aurait pu s’en inspirer pour composer son tableau. Soyons certain que plus d’un cerveau en a fait l’hypothèse. Et pourtant il s’agit d’une reconstruction en miniature. Afin de jeter le trouble plus encore, De Gobert utilise des photographies de toute belle qualité afin d’accréditer son propos, sachant que, pour le tout venant, la photo vaut preuve, ce que sait tout paparazzi. De Gobert reconstitue ainsi un original qui n’a jamais existé. Magritte en aurait eu des frissons.
Un coup de cœur
Keith Haring est - est-ce un hasard ? - le troisième larron de l’affiche et des visuels de l’exposition. La pipe qu’il y dessine est bien différente de celles de Magritte ou Broodthaers puisqu’elle devient un petit animal à quatre pattes, au fourneau bien fumant, bien vivant. La vie renaît. De quoi raviver les désillusions cyniques de ses deux prédécesseurs, et apporter un peu de l’insouciance d’outre-Atlantique des années 1980, sa musique omniprésente, colorée, sa générosité, le tempo du dessin de Keith Haring étant celui de la pulsion telle que le jazz la révèle. Un dessin sans la moindre préparation, à la limite du graffiti, tout en répétitions, en variations sur un thème. Un dessin qui s’effectue comme la danse d’un corps bien dans sa peau, qui improvise dans la joie. Terme pour terme, la pratique de Keith Haring semble être à l’opposé de ce que présente Magritte. La boucle est bouclée.
Magritte, Broodthaers & l’art contemporain
MRBAB
3 rue de la Régence
1000 Bruxelles
Jusqu’au 18 février 2018
www.fine-arts-museum.be