Mehdi-Georges Lahlou, le corps et l'invisible

Gilles Bechet
07 juin 2023

À La Centrale, Mehdi-Georges Lahlou et Candice Breitz sortent de leur corps pour évoquer les questions de la violence et de l'identité invisibilisée. De histoire et de la société à l'intime. Jusqu'au 24 septembre.

Artiste multidisciplinaire protéiforme, Mehdi Georges Lahlou a pris l'habitude de nous surprendre et de se surprendre à chaque exposition. Après Behind the Garden au Botanique en 2017, le voici de retour à La Centrale, partageant cette fois-ci l'espace avec l'artiste sud-africaine Candice Breitz.

Complexes dans leurs propositions, les œuvres de Mehdi-Georges Lahlou apparaissent sous une forme directe et accessible. On ne voit pas nécessairement du premier regard tout le sous-texte qui évoque tant la violence que l'exclusion et l'invisibilisation de certaines catégories de personnes. C'est le cas de SPICY, qui accueille le visiteur comme un rite de passage, à travers une succession de toiles flottantes. Sur de légers voiles apparaît une vidéo où l'artiste, torse nu, est baigné de nuages couleur sable et ocre. Le titre indique qu'il s'agit d'épices. À y regarder de plus près, on remarque sur le visage et le corps de Mehdi-Georges Lahlou des frémissements, des crispations réactives.

Derrière cette œuvre, il y a une évocation des nombreux soldats nord-africains enrôlés lors de la Première Guerre et soumis aux effets du gaz moutarde, utilisé pour la première fois en 1915 pour inonder les tranchées. Ici, c'est le gingembre, la cannelle, le curcuma et le henné qui ont pris la place du sinistre gaz, provoquant malgré tout des réactions épidermiques. Avec cette pièce, l'artiste joue sur les clichés balancés sur ces populations et, en se mettant ainsi en scène, en mettant son corps en avant, il fait aussi preuve d'empathie vis-à-vis de ces oubliés de l'histoire.


Glissement sémantique

Avec Of the Confused Memory 22 April 1915, il se situe au croisement du travail d'archive et de la mise en interrogation du regard du spectateur. Au premier abord, ce sont des images toutes noires. En se rapprochant, on distingue des corps allongés sur un sol jonché de débris. Il s'agit de photos de victimes nord-africaines anonymes retrouvées dans les archives du musée In Flanders Fields, qu'il a anonymisées une deuxième fois en agrandissant l'image et en la couvrant d'un couche de fusain veloutée. Par le travail d'effacement, l'œuvre pose aussi la question de l'esthétisation de la violence et de la guerre. Face à ces sombres images, Of the Grenadier est un buste de l'artiste constellé de grenades (les fruits) éclatées. Un glissement sémantique et plastique qui produit un effet à la fois drôle et monstrueux.

Il est aussi question de violence et d'invisibilisation dans un grand panneau qui reprend des graffitis d'insultes racistes et homophobes qui traînent sur les réseaux sociaux. Des archives numériques de ces mots qui ont balafré des murs et qui se sont effacés avec le temps. Sur les réseaux sociaux, ils apparaissent comme dans la mémoire de la personne concernée qui doit vivre avec cette blessure psychologique. L'ensemble forme un moucharabieh d'insultes que l'accumulation rend illisibles.

Casablanca March 26, 2016 tient à la fois du mausolée et du safe place. L'œuvre fait référence à une agression homophobe d'une grande violence qui a eu lieu dans l'indifférence générale car, comme l'homosexualité est hors la loi au Maroc, on n'en parle pas et elle est stigmatisée par le grand public. Pour évoquer ce moment d'une extrême violence, Mehdi-Georges Lahlou a choisi d'en faire une œuvre pratiquement abstraite en déformant l'image d'une vidéo d'archive, appliquée par sérigraphie sur une plaque de céramique blanche.


Mise en miroir

Si Mehdi Georges Lahlou a tenu à inviter Candice Breitz, c'est parce qu'elle s'intéresse à des thématiques similaires aux siennes, mais avec des approches et des résultats différents. Dans sa vidéo Whiteface, l'artiste (blanche), s'approprie mot à mot les propos de 200 personnes blanches, des réactionnaires aux nazis assumés, issues des médias anglophones qui pérorent sur l'idée de race et de la place de l'homme blanc. « La plupart ne se considèrent pas comme racistes, mais ils perpétuent et construisent l'idéologie raciste », souligne l'artiste.

Le décalage entre les propos et l'artiste affublée de lentilles de contact au regard éteint et de diverses perruques blondes déréalise et ridiculise ce qui, pour bien des gens encore, constitue la norme. Dans Extra, l'artiste s'est incrustée dans un soap opera très populaire en Afrique du Sud. Lancé juste après la fin de l'apartheid, il mettait en scène pour la première fois, dans un casting entièrement noir, des personnages, les joies et tracas de la classe moyenne urbaine. Candice Breitz a pu s'intégrer sur les plateaux pour un tournage à l'identique d'épisodes de la série où elle est présente, mais invisible et inexistante aux yeux des protagonistes. Une mise en miroir saisissante de la situation qui était celle de la population noire dans les médias avant l'apartheid.

Dans La Centrale box, il ne faut pas manquer Le Spectacle, une installation d'Angélique Aubrit et Ludovic Beillard évoquant un théâtre de foire. Les deux artistes français y montrent plusieurs de leurs films où d'étranges personnages de tissus et de bois, marionnettes habitées et pataudes, évoluent dans des décors de papier et de carton. « Tout a commencé par des performances aux Établissements d'en face en 2021, qui ont progressivement évolué vers des films inspirés par la commedia dell'arte et les films de genre. Ce qui nous intéresse, ce sont les interactions entre les personnages et comment ils vont survivre ensemble », précise Ludovic Beillard.

 

Mehdi Georges Lahlou / Candice Breitz
Extra
Centrale for Contemporary art
Place Sainte-Catherine, 44
1000 Bruxelles
Jusqu'au 24 septembre
Ouvert du mercredi au dimanche de 10h30 à 18h

www.centrale.brussels

Gilles Bechet

Rédacteur en chef

Il n’imagine pas un monde sans art. Comment sinon refléter et traduire la beauté, la douceur, la sauvagerie et l’absurdité des mondes d’hier et d’aujourd’hui ? Écrire sur l’art est pour lui un plaisir autant qu’une nécessité. Journaliste indépendant, passionné et curieux de toutes les métamorphoses artistiques, il collabore également à Bruzz et COLLECT

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