Mémoires cryptées

Muriel de Crayencour
18 septembre 2014
C’est à l’occasion de la mise en place d’une exposition d’art contemporain à l’Orangerie de Bastogne que trois somptueuses mosaïques de Fernand Léger nichées dans une crypte de la ville, oubliées du public, sont remises en lumière.

Ces trois mosaïques de l’artiste français (1881-1955), datant de 1950, juste protégées d’une grille, sont dans un excellent état de conservation et encore éclairées par des luminaires d’époque. Elles ont été commandées à Léger en 1949, dans la foulée de la construction du Mardasson, ce monument commémorant la Bataille des Ardennes. Des femmes américaines (mères ou veuves des soldats US tués ou blessés) souhaitaient un lieu de recueillement et en firent la demande auprès de l'Ambassade des Etats-Unis en Belgique. La crypte fut alors creusée en face du Mardasson, en contrebas de l'esplanade, selon les plans du même architecte, le Liégeois Georges Dedoyard (1897-1988). L’architecte et Léger ont tous les deux des souvenirs de la guerre 1914-18, ce qui les lie.

En 1925, Léger est enthousiasmé par le Salon des Arts Décoratifs de Paris. Il se réfugie aux Etats-Unis durant la guerre 1940-45 et à son retour, démarre des projets d’œuvres intégrées dans des architectures, en collaboration étroite avec les architectes et maîtres d’ouvrage. Il considère que ce travail généré en partenariat dès la première pierre d’un édifice est l’avenir des peintres en dehors de la peinture de chevalet. Il réalisera seulement cinq chantiers de ce type en Europe (en France, en Suisse et… à Bastogne) et deux en Amérique (à New York et à Caracas au Mexique). C’est un processus de création lent, puisqu’il faut compter trois ans pour en voir l’aboutissement. Il réalise par ailleurs des vitraux un peu partout, qui sont eux très documentés, contrairement aux mosaïques. Il était également passionné par l'Amérique où il séjourna plusieurs fois (y exposant et y donnant des conférences), ce qui lui vaudra indirectement cette commande pour la crypte de Bastogne.

Les célébrations de 1914 et 1944 tombent évidemment à point nommé pour mettre en lumière ces trois superbes mosaïques tombées dans l’oubli, peu documentées, pas signalées... Même la bonne ville de Bastogne ne semblait pas savoir qu’un trésor de l’histoire de l’art se nichait dans cette crypte.

L'exposition Fernand Léger : mémoires et couleurs contemporaines s'articule sur une double temporalité de la vie de l’artiste : celle du temps où il fut soldat dans les tranchées en 1914 (ce qui lui valut une réelle et douloureuse expérience de la guerre) et celle de l'artiste reconnu trente ans plus tard. C’est une double visite qui s’offre donc aux visiteurs.

La première les mènera vers la crypte et les mosaïques de Léger, nettoyées et dépoussiérées pour l’occasion. Elles sont au nombre de trois, dédiées chacune à un culte : catholique, protestant et juif. On y retrouve les aplats de couleurs vives de l’artiste, ainsi que les corps et visages stylisés qu’on connaît dans ses peintures : des femmes, de profil de dos, visage et chevelure d’un trait noir sur un arc-en-ciel de couleurs, portent vers le centre de l’image ici une fleur, là leurs bras levés.

La deuxième visite mène vers l’Orangerie, où cinq artistes belges et deux Français ont été invités par le commissaire d’exposition Bernard Marcelis à présenter leur travail autour de la mémoire mais aussi de la couleur.

Renaud Auguste-Dormeuil recompose le ciel la veille de grands événements dramatiques comme Hiroshima, le 11 septembre… Bart Michiels photographie des champs de bataille, dont Bastogne, sous le titre « Le cours de l’histoire » : redevenus de simples champs, plus rien n’indique les terribles choses qui s’y sont passées. On y verra aussi les sculptures de verre de Pascal Convert. Toujours sur le thème de la mémoire et de la trace, Emilio Lopez-Menchero s’expose en un spectaculaire re-portrait de Fernand Léger, qui sera montré dans l’exposition mais aussi sur une grande bâche dans la ville, comme si c’était véritablement un portrait de Léger. Un saut dans le temps !

Sur la thématique de la couleur, Didier Mencoboni, dont on avait pu voir le travail dans la regrettée petite galerie Guest Room d’Ixelles, a créé une installation spécialement pour le lieu, comme d’ailleurs Cédric Teisseire et Claude Rutault. On cite encore Angel Vergara, avec deux grandes peintures sur verre.

A l’avenir, et sous les conseils de Bernard Marcelis, la ville de Bastogne va s’attacher à démarrer des recherches de documentation et une analyse approfondie des mosaïques de Fernand Léger, à signaler ces œuvres dans le parcours de visite de la ville et à communiquer à leur propos. Une bien belle renaissance.
Fernand Léger : mémoires et couleurs contemporaines
L’orangerie, Espace d’Art Contemporain
Bastogne
Jusqu’au 30 novembre
Mercredi et du vendredi au dimanche, de 14h à 18h
www.lorangerie-bastogne.be
Et
La crypte du Mardasson (les mosaïques sont visibles de l’extérieur)

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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