Michel Vaillant, tout une époque…

Vincent Baudoux
24 mars 2022

Le succès commercial de la bande dessinée Michel Vaillant ne paraît pas faiblir près de septante ans après sa création. Comment comprendre le succès jamais démenti d'une série qui ne semble pas vieillir ? En allant voir l'expo ouverte chez Huberty-Breyne, place du Châtelain.


Les Trente Glorieuses

C'est en 1957 que Jean Graton, qui a 34 ans, publie La 24e Heure dans Tintin. Le succès est immédiat, avec un titre qui évoque la prestigieuse course automobile des 24 heures du Mans. La réussite est telle que le dessinateur, et aussi scénariste, ne suffisant pas seul à la tâche, crée les Studio Graton peu après. Depuis, quatre-vingts récits ont vu le jour. L'époque se caractérise par un progrès technique élevé venu des États-Unis, nécessité par la reconstruction économique du continent européen ravagé par la Seconde Guerre mondiale. La forte croissance industrielle et le baby-boom créent le plein emploi, le coût des énergies fossiles aisément accessibles est dérisoire. Le premier choc pétrolier en 1973 n'y change rien, pas plus que Printemps Silencieux - le livre alarmiste de Rachel Carson publié en 1962, qui éveille une première prise de conscience écologique internationale -, pas plus que les premiers signes de la hausse du niveau des mers due au réchauffement climatique constatés dès 1893 !

C'est en 1969 que le genre humain, les yeux rivés sur les étoiles, effectue ses premiers pas sur la Lune. Les Golden Sixties semblent euphoriques, avec les révolutions sexuelle et musicale, malgré les guerres du Viêt-Nam, d'Algérie, des Six-Jours, la guerre du Biafra, qui tuent par millions. La libération de la femme occidentale s'intensifie grâce aux multiples appareils domestiques qui l'aident dans les tâches ménagères : aspirateur, machine à laver, lave-linge, etc. La télévision ouvre en permanence une fenêtre sur le monde, tandis que l'automobile permet de faire voyager son habitacle en toute indépendance.


Concorde et France

La voiture serait à l'individu ce que l'avion supersonique Concorde et le paquebot France sont à l'État français : une vitrine de prestige, ce que dit fort bien la formule selon laquelle Les hommes mettent dans leur voiture autant d'amour-propre que d'essence. De plus, on sait que la possession d'une voiture inclut une composante sexuelle, s'il est vrai que La voiture est le troisième testicule de l'homme moderne. Pour l'homme de la rue, tous les bienfaits de la société de consommation s'incarnent dans Ma voiture, c'est ma liberté, un slogan aux valeurs d'évasion vers un ailleurs radieux. Enfin, il ne faut pas oublier la puissante illusion de virilité augmentée, quand la testostérone se libère sous la pression de l'accélérateur, même si De tous les champignons, celui d'une voiture est encore le plus mortel. Le petit bijou de technologie qu'est la voiture automobile privée comble ainsi bien des désirs, car son propriétaire se sent mieux, individuellement et socialement. Il vit dans un monde de félicité grâce à sa chère prothèse. Les publicitaires l'ont bien compris, et savent en tirer parti.

Sur un autre plan, Les aventures de Michel Vaillant racontent comment une petite société artisanale dirigée avec cœur tient tête aux multinationales, en proposant un produit plus intelligent, astucieux, irréprochable, où l'amour du travail bien fait supplante les profits des bilans comptables. Ce duel a eu lieu en vrai au milieu des années 1960, quand le petit Ferrari s'est opposé au géant Ford sur le circuit du Mans. La puissance financière américaine a cependant fini par s'imposer, contrairement au mythe auquel on a envie de croire. Dans la réalité contemporaine, David n'a pas vaincu Goliath.


L'effet de réel

Afin de convaincre ses lecteurs, Jean Graton se déplace en personne sur les circuits. L'auteur s'y imprègne de l'ambiance typique de chacun d'eux, et prend moult notes et documents. Il se lie d'amitié avec les pilotes afin d'apporter ces mille petits détails et anecdotes que seul un initié peut connaître. Il faire vivre la course de l'intérieur, comme si on y était en chair et en os. De plus, Jean Graton intègre des personnages et des bolides existants, et se sert d'événements réels comme des faits de courses dans ce qu'ils ont de plus effervescents pour les absorber dans ses fictions. Tout devient possible, il devient difficile de distinguer le vrai du faux. Afin de pousser l'illusion jusqu'au bout, de vraies voitures de course, grandeur nature, totalement équipées, sont présentées à l'occasion d'événements qui impliquent la série. Deux exemplaires sont présentées dans l'exposition de ce jour.


"VROOAARRRR…"

Toutefois, l'effet de réel a des limites. Comment représenter la vitesse dans un dessin par définition immobile ? Plusieurs astuces sont utilisées pour faire illusion, par exemple l'utilisation intensive de la perspective, ce qui invite à imaginer l'horizon à portée de volant. L'impression d'un bolide filant à deux cents kilomètres à l'heure paraîtra d'autant plus réelle qu'il est bas sur le sol, ce que savent tous les gourmands de go-kart. Aussi Graton prend-il soin, souvent, de placer sa caméra virtuelle à même la piste. Il y a les onomatopées qui déforment la continuité du son, que le dessinateur dessine en majuscules afin d'en accentuer le vrombissement. Un autre effet couramment utilisé est l'utilisation de longues et fines lignes noires, ou blanches, censées simuler les traînées d'air. Dans les moments les plus intenses, plusieurs fragments d'images se télescopent, comme si le film se déroulait tellement vite que le spectateur ne serait pas assez véloce pour les capter. Une case chasse l'autre, plein gaz, afin de saturer l'œil d'informations et que nos sens ne puissent bénéficier d'une seconde de repos.

Tous ces signes sont exploités de concert, avec pour résultat un brouillage de la perception contemplative qui était un consensus implicite, mais jamais interrogé, en usage depuis des siècles dans l'histoire de l'art occidental. On songe à Van Eyck, déjà, mais aussi aux déesses et dieux de la Grèce antique. Faut-il rappeler qu'avec Tintin chez les Soviets, Hergé a été un des premiers à diffuser largement l'idée selon laquelle la vitesse, et sa représentation, sont des basculements visuels du monde et de l'art contemporain ? Dans ce récit, Hergé fait d'ailleurs un clin d'œil aux carrés blancs ou noirs que Malévitch avait peints quelques années auparavant, qui percolent ainsi dans la culture.


Le retour du refoulé

Tout ceci ne doit pas faire oublier que le succès de la série Michel Vaillant repose sur les valeurs les plus traditionnelles : travail, famille, patrie. Dès le début, au saut du lit, le héros salue sa mère. L'âge venu, il se mariera. Course en tête oblige, l'ensemble fait l'éloge de la compétition, la glorification du plus fort, du plus rapide, etc. Michel Vaillant incarne le héros sans peur et sans reproche, sans le moindre défaut, droit, honnête, franc, fidèle, fiable, généreux. Il n'exprime pas la moindre haine alors que des méchants, sournois, sans scrupules, hypocrites, utilisent les moyens les plus veules afin de l'empêcher d'atteindre son noble idéal. Le mot est lâché. Dans une interview, Jean Graton compare les as de la course automobile aux aristocrates que le bon peuple admire pour leur élégance, leur flegme vis-à-vis du danger alors qu'ils pilotent d'authentiques bombes roulantes au mépris du danger. Ils sont les vrais mâles d'aujourd'hui, beaux et exceptionnels comme des dieux que rien n'effraie, vainqueurs dans l'âme.

Michel Vaillant est une série binaire, entre les bons d'un côté, et de l'autre les mauvais. Il n'est pas étonnant dès lors que l'humour en soit le parent pauvre. Le dessin l'induit de la manière la plus nette : les visages des vrais hommes sont taillés à la hache, mâchoires carrées, dents serrées, regards d'acier. La cambrure des voitures, par contre, évoque celles des jolies filles qui exhibent leur narcissisme dans les paddocks où aux salons de l'automobile. Le désir est partout, même s'il se tait sur toute la ligne. Lorsque des admirateurs s'extasient devant le nouveau modèle, impatients de « faire connaissance avec nos nouvelles montures », tandis que d'autres se désolent « de ne pouvoir jouer avec », est-on certain de ne pas entendre des loubards rouler des mécaniques verbales en évoquant les filles comme « de beaux châssis », « des carrosseries aux pare-chocs comme des obus » - pour ne citer que les plus connus ? En parfait gentleman, qui châtie son langage comme il maîtrise son projectile de course, Michel Vaillant ne prononcera jamais des mots aussi vulgaires. Classe !


L'univers de Michel Vaillant

Cette exposition se veut variée et complète, avec 58 planches originales issues des meilleurs albums, des impressions en tirage limité et en grand format de certaines cases originales, 14 bleus de coloriage. Enfin, deux véritables voitures de course, grandeur nature, permettent de s'immerger encore davantage dans cet univers bien particulier de la bande dessinée. 

L'univers de Michel Vaillant
Galerie Huberty & Breyne
33 place du Châtelain 33
1050 Bruxelles
Jusqu’au 2 avril
Du mardi au samedi de 11h  à 18h
hubertybreyne.com

 

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.