Chez Clearing Gallery, Neïl Beloufa présente sa nouvelle installation immersive et interactive Pandemic Pandemonium. Il y est question de digitalisation, de pandémie avant la pandémie, de jeux vidéo, de triches et de NFT. Un intrigant programme à voir jusqu’au 10 avril.
Ces dernières années, le travail de Beloufa (1985) est régulièrement mis à l’honneur. On pense à l’exposition L’ennemi de mon ennemi au Palais de Tokyo en 2018, à sa participation à la Biennale de Venise en 2019, ou encore à son solo show au MoMA en 2016, pour n’en citer que quelques-uns.
Au travers d’installations hybrides, l’artiste s’intéresse au processus de construction et de réception de récits à l’ère de l’image, de la digitalisation et de la technologie. Dans l’espoir, peut-être, de conjurer les influences qui pèsent constamment sur les individus, il place ses œuvres dans cette zone floue entre réalité et fiction, pour mieux en révéler les rouages. C’est donc toute une réflexion sur la société contemporaine et sa représentation qui est au cœur de son travail. L’expérience du spectateur y est bien souvent cruciale. Ce dernier est appelé à se positionner, interagir ou recomposer les discours qu’on lui présente. Beloufa expose les liens entre le pouvoir et les diverses stratégies de communication et de médiatisation, en subvertissant, parfois jusqu’à l’absurde, les codes et l’esthétique de formes audiovisuelles familières. Films, sculptures et machines collaborent bien souvent pour produire des environnements à la lecture fluctuante, où le mouvement a toujours une part à jouer, comme pour mieux souligner le changement vertigineux et continuel de la société et l’impossibilité croissante du statique.
À Bruxelles, c’est même une double exposition qui lui était consacrée en ce début d’année, chez Clearing mais également chez Mendes Wood avec l’exposition Remotely Speaking qui se déroulait jusqu’au 5 mars. Deux expositions et deux ambiances. Chez Mendes Wood, Beloufa faisait parler ses œuvres d’art, pour qu’elles puissent mener elles-mêmes une discussion sur leur visibilité et leur digitalisation. Dans les vidéos, les projections, ou même en ligne (accessibles via un QR code), les tableaux parlent, partagent leurs peurs, leur volonté d’être admirés et racontent leur attente au fond d’un espace de stockage. We are not digitals était scandé en rythme pendant qu’une soirée (pas si) secrète se tramait au fond de la galerie. Avec humour et un brin d’innocence, l’artiste évitait le piège d’une surexplication de son travail tout en pointant certaines inconsistances du monde de l’art. Il est toujours possible d’accéder à certains contenus de l’exposition, sur ce site.
Chez Clearing, c’est une tout autre affaire. On rentre dans un espace d’hypersollicitation visuelle, à l’image d’un luna park/casino déjanté, mais on ne sait pas sur quel pied danser, tant le fond est intéressant mais la forme donne (sciemment) le vertige. Très médiatisée, l’exposition Pandemic Pandemonium attire beaucoup de monde, autant des familles peu initiées au monde de l’art que des amateurs confirmés. Elle se base sur une série de minividéos que l’artiste avait produites en 2014, Screen Talk au sujet d’une pandémie. Une sacrée intuition… Pendant le confinement, pour pallier le manque d’exposition, il crée un site internet où visionner ces vidéos et jouer à des petits jeux pour débloquer des niveaux. En ligne, c’est à la fois décalé et réfléchi. On survole des sujets aussi différents que les fake news, la manipulation des données, l’opacité du discours médical, etc. avec des acteurs volontairement grotesques pour appuyer l’absurde. Pandemic Pandemonium se construit également autour de ces vidéos, devenues d’autant plus intéressantes qu’elles font écho à notre propre expérience récente.
Fait surprenant, il faut payer pour accéder à la galerie. Mais c’est pour mieux jouer, nous dit-on. L’argent est transféré dans un portefeuille numérique. Les éventuels gains pourront être échangés contre des NFT (c’est-à-dire une technologie qui permet d’obtenir des titres de propriété d’objets numériques) ou encore des œuvres physiques. Il faut parier son argent comme dans un casino, en répondant à des questions sur base des vidéos que nous voyons.
Imbibée de dérision, l’exposition se veut amusante et ludique. Nous suivons un parcours insolite peuplé de machines, d’ « hôtes » programmés pour l’interaction, de QR codes, de vidéos et de télécommandes géantes. Une pièce centrale, appelée Cheat Room, est prévue pour pouvoir tricher et récupérer des réponses utiles pour résoudre les jeux. Au sein de cette matrice, on s’amuse à interagir avec les projections, les enfants s’y donnent à cœur joie. Et plus tard, on peut remettre tout son argent en jeu à la roulette ou bien encore customiser une image que l’on espère récupérer comme crypto-art.
Mais on est vite déconcerté, voire même dérangé. Les vidéos projetées sont peu audibles et le lieu n’est pas forcément propice pour les regarder avec application. Il nous faut un peu de neuroplasticité, nous explique-t-on dans le texte d’introduction, pour pouvoir jouer. Effectivement, les jeux et les machines sont loufoques et, sans avoir bien visionné les vidéos, on ne comprend pas exactement les tenants et les aboutissants. L’expérience n’est pas inintéressante cependant, tant on se rend compte des possibilités ouvertes par ces formes d’art interactives. D’autant plus que cette dystopie digitale concrétisée au sein de la galerie est bien perçue comme une critique. L’artiste explique : "Nous nous lançons dans une expérience qui veut tendre un miroir critique à la période que nous vivons. Nous abordons la digitalisation accélérée de notre univers en tentant de nous adresser à nos visiteurs." Il reste pourtant l’impression tenace qu’on se joue de nous. Car ce genre de pratique qui consiste à réutiliser les mêmes moyens que l’on veut condamner, tout en usant de leur popularité, reste discutable. Surtout quand elle se pare d’une volonté d’ouverture mais ne parvient pas à quitter l’humour d’un « entre-soi », difficilement accessible, malgré une médiation de la part de la galerie.
Pandemic Pandemonium a quand même le mérite d'amener une réflexion sur le monde de l’art et les nouvelles formes qu’il pourrait prendre. L’intérêt de Beloufa pour le web, la programmation, l’entraîne évidemment à soulever ces questions, surtout quand le confinement a empêché les formes d’expositions traditionnelles. Conjointement avec EBB Global, une communauté numérique et un laboratoire provenant du studio de production de Beloufa, ils élaborent des formes mixtes d’expositions (en ligne et physiquement) renouvelant ainsi les expériences possibles et les manières d’appréhender l’art. Ils vont même plus loin encore en proposant de contribuer et de contrôler différentes parties d’un projet appelé Digital Mourning, par l’achat de NFT. Les propriétaires ont ensuite la possibilité de participer à des discussions sur le forum Discord pour le faire évoluer. Neïl Beloufa est incontournable parmi les artistes de sa génération et je vous invite à consulter ici le site internet mis en ligne pendant le confinement avec les vidéos de Screen Talk qui donne un aperçu plus juste de sa pratique.
Neïl Beloufa
Pandemic Pandemonium
C L E A R I N G Gallery
311 avenue Van Volxem
1190 Bruxelles
Jusqu’au 10 avril
Du mardi au dimanche de 10 à 18h
www.c-l-e-a-r-i-n-g.com
Journaliste
Formée à l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, elle s’intéresse à l’humain. L’aborder via l’art alimente sa propre compréhension. Elle aime particulièrement écrire sur les convergences que ces deux disciplines peuvent entretenir.
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