Onze lignes font une fondation

Muriel de Crayencour
03 janvier 2015
Griet Dupont est psychanalyste lacanienne pour enfants et adolescents, formée par Françoise Dolto. Avec son époux, lui aussi médecin, elle collectionne l’art contemporain depuis des décennies. Leur première œuvre achetée fut une pièce de René Daniels. Ils aiment Thomas Schutte, Panamarenko, Walter Swennen, Lili Dujourie, Louise Bourgeois, Gerard Richter, Adrián Villar Rojas, Franz West, Jasper Johns...

Ils vivent dans une ferme du XVIe siècle, un ensemble de bâtiments tout en longueur dans les polders près d’Ostende. En 2002, l’architecte portugais Alvaro Siza s’occupe de la rénovation de la ferme et choisit d’accentuer l’aspect horizontal des bâtiments. Aujourd’hui, la propriété remplit trois fonctions : c’est une ferme en activité, une habitation mais aussi un lieu d’exposition nommé De 11 Lijnen. La lijn est une unité de mesure correspondant à une surface de 10 mètres sur 40 et utilisée uniquement dans les polders en Belgique et aux Pays Bas.

Passé le portique d’entrée, sur la gauche, la première longue bâtisse est devenue un lieu où sont organisées deux fois pas an des expositions de niveau international. Pour supporter les frais des expositions, certaines œuvres sont en vente, toujours via les galeries, et la Fondation De 11 Lijnen touche un pourcentage des ventes éventuelles. Il n’y a pas de sponsoring ni d’aide de la région.

« L’art, c’est une ouverture sur le monde », explique Griet Dupont. « Les artistes authentiques ont une vision sur le monde. Ils captent des choses qu’on ne voit pas. Grâce à eux, on commence à réfléchir, à mettre les choses en question. Je connais une galeriste qui a 87 ans. Vous savez, l’art ça conserve. On questionne le monde, on reste ouvert. Et curieux. »

L’art a donc une place centrale dans votre vie ?

« Vous savez, le noyau d’une vie, c’est l’estime de soi et l’identité. Je l’observe tous les jours dans ma pratique de pédopsychiatre. L’art peut agir comme un médium. Les arts visuels, c’est une recherche de soi-même, de sa propre créativité. Les enfants sentent tout de suite si les artistes sont authentiques. Le plaisir vient de la rencontre avec les artistes : Jaspers Johns qui nous reçoit chez lui, Panamarenko qui vient tester un nouvel engin volant chez nous (l’engin explosera à la première tentative de vol et Panamarenko dira : c’est parfait !), Louise Bourgeois qui accepte de faire une expo et qui veut une œuvre de chacun de ses artistes préférés (Bonnard, Soutine, Miro, Ensor, Mapplethorpe, Richard Serra)... »

Vous arrivez à convaincre des artistes de niveau international à exposer chez vous ?

« C’est Jasper Johns qui a choisi d’exposer ici, pour la beauté du cadre. Ici, il n’y a pas de pression de résultats et pas de politique. C’est un lieu d’exposition ouvert et privé. C’est une place for ressourcing d’après Franz West. Lorsque j’ai organisé l’exposition Johns, on m’a reproché de faire concurrence aux musées. Je ne crois pas que c’est le cas.

Il y a de magnifiques collections privées en Belgique. Et en Flandres, la tradition de collectionner existe depuis très longtemps. Ces collections pourraient former la base d’un musée. Aujourd’hui, les collections privées font le travail des musées. Il faudrait vraiment qu’il y ait en Belgique des incitants fiscaux comme aux Etats-Unis. On m’a aussi reproché de faire de très belles expositions dans un coin reculé. Mais je fais ce travail par passion, en assumant toute seule mon projet et les visiteurs viennent jusqu’ici.

Adrián Villar Rojas voulait transformer les espaces d’exposition en une maison : deux chambres et une salle de bain, une cuisine, une salle à manger, un salon et un atelier. Le résultat était de très mauvais goût et jetait les visiteurs dans la stupeur. Tous les meubles avaient été achetés sur des marchés aux puces. Les œuvres de l’artiste étaient parsemées dans l’espace. Les gens sont habitués à une boîte blanche. Villar Rojas s’interroge sur le travail du temps : le temps fait que tout disparait. Son exposition présentait des objets presque disparus, qui ont fait leur temps. En montrant ces objets, il voulait démontrer comme le temps qui passe a de l’influence sur tout. L’exposition chez nous faisait partie d’un ensemble de trois projets, dont un au MoMa et un autre à la galerie londonienne Serpentine. Pour moi, ce fut une Key exhibition… Avec l’art, nous pouvons faire un pas en avant. »

Pourquoi cette fondation ?

« Vous connaissez la phrase : Tout altruisme est la forme la plus raffinée de l’égoïsme. Je fonctionne dans deux mondes : le réel, celui de l’éducation, de la confiance en soi, de l’identité, du droits des enfants. Et dans le monde de l’art comme source d’inspiration. Ca me nourrit. L’art amène l’inconscient à un niveau conscient. Un vrai artiste est seul dans son monde. Il souffre beaucoup. S’il est trop intégré, il perd sa créativité. Les artistes doivent être forts, croire en ce qu’ils font. Avec eux l’impossible devient possible. Ils nous apprennent à vivre avec le changement et l’incertitude. Il n’y a qu’une constante : le changement. Et une certitude : tout est incertain. Tout cela me passionne. Les artistes s’interrogent tout le temps. Même au sommet de leur gloire. Leur esprit ouvert capte tout. Ils montrent des choses bien des années avant. L’art est une des fonctions majeures de notre société. »

A voir encore quelques jours, l'exposition Liberated Subject : Pionneers est la première de deux expositions liées, sur des artistes s’interrogeant sur les questions d’identité et étant engagés socialement et politiquement. Ils sont pionniers mais universels, travaillant à partir de leurs racines africaines. On y voit, dans un accrochage très épuré et graphique, plusieurs très beaux Mancoba (1937, Afrique du Sud). Le cubain Errera, qui vit à New York et est âgé de plus de 95 ans. Etel Zadrian de Beyrouth... Tous travaillent la forme sans le sujet, en une recherche moderniste. La deuxième exposition, Liberated Subjects : Present Tense, se tiendra en avril 2015. Dans le cadre de cette présentation, l'œuvre d'Ernest Mancoba fournira un contrepoint historique face à une sélection d'œuvres d'artistes africains issus d'une génération plus jeune. Present Tense se basera sur les thèmes développés dans la première exposition – la capacité qu'a l'art de transcender les limites géographiques, politiques ou culturelles – et juxtaposera les œuvres de Mancoba à celles réalisées par des artistes contemporains travaillant en Afrique ou par la diaspora africaine élargie.

Ostende est à 10 minutes en voiture...
De 11 Lijnen foundation
Liberated Subject : Pionneers
1 B Groenedijkstraat
8460 Oudenberg
Jusqu'au 25 janvier
Vendredi et samedi de 14h à 18h
http://www.de11lijnen.com/













 

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.