Paul Rosenberg, ami des artistes

Muriel de Crayencour
28 septembre 2016

En 2012, la journaliste Anne Sinclair publie 21, rue de la Boétie, qui retrace l'histoire de sa famille marquée par l'art et par la guerre et principalement celle de son grand-père, Paul Rosenberg (1881-1959), l'un des grands marchands d'art de la première moitié du siècle passé. Ce livre sert d'amorce à la construction de l'exposition éponyme qui est à voir à La Boverie à Liège depuis quelques jours.

Paul Rosenberg exposa et fut l'ami de Picasso, Matisse, Braque, Léger, Laurencin. Il fut le témoin d'un moment crucial de l'Histoire, la montée du nazisme, les bouleversements de la Seconde Guerre mondiale mais aussi d'un momentum de l'histoire de l'art, le déplacement du centre de gravité artistique entre l'Europe et les Etats-Unis.

L'exposition, extrêmement didactique, est à la fois une plongée dans l'Histoire et l'occasion de voir une quantité remarquable d'œuvres majeures, ayant toutes transité par les galeries de Rosenberg à Paris ou à New York. Elle démarre avec un très délicat portrait au crayon de Rosenberg par Picasso : le galeriste, costume et cravate, bottines à boutons, assis dans un fauteuil fleuri, tenant une cigarette à la main, regarde le visiteur d'un regard tendre.

 

Le système Rosenberg


Paul Rosenberg est marchand d'art. Il publie des catalogues, communique via la presse. Il tient un fichier très précis des œuvres qu'il a en stock, toutes photographiées et référencées. Il choisit de présenter des artistes d'avant-garde comme Picasso, Braque, Léger, qu'il présente à l'étage de sa galerie. Au rez, il montre des peintures du XIXe, censées rassurer le collectionneur et l'amateur craintifs. Ses artistes sont sous contrat et leurs œuvres sont payées... au centimètre. On peut d'ailleurs voir ici des fac-similés des fiches et un tableau reprenant les prix en fonction des tailles des toiles ! Son sens du marketing (comme on dit aujourd'hui), son réseau de grands collectionneurs et son organisation vont être les atouts gagnants de ce marchand, qui valorisera le travail de ses artistes.

Fuyant l'Europe vers New York en 1940, Rosenberg y ouvrira une galerie. Le siège de sa galerie devint, en mai 1941, le siège de l'Institut d'Etudes des Questions juives, une officine antisémite française. Paul Rosenberg fut déchu de sa nationalité française par le régime de Vichy et spolié d'une grande quantité d'œuvres par les Allemands. A la fin de la guerre, il retourna à Paris et entreprit une quête de récupération de toutes les toiles qui lui avaient été dérobées. A sa mort, son fils prit la relève. Et après lui, Anne Sinclair et les autres héritiers Rosenberg se saisirent du flambeau. Aujourd'hui, des œuvres spoliées apparaissent encore sur le marché et c'est un lent et long travail de les restituer.

 

L'art dégénéré


Un grand chapitre de l'exposition est dédié à l'art dégénéré (Entartete Kunst), opposé à l'art allemand. Ce concept apparait en 1937 lors d'une exposition à Munich. Pour les nazis, l'art forge l'âme des peuples et à ce titre illustre leur idéologie. A partir de la théorie de la pureté raciale, l'art dégénéré désigne l'ensemble de la production d'art moderne à quelques exceptions près, avec un acharnement particulier sur l'expressionnisme, le fauvisme et le cubisme. A La Boverie, une passionnante mise en parallèle permet d'admirer côte à côte des œuvres dites dégénérées et d'autres considérées comme appartenant à l'art allemand. Ainsi, La famille Soler, de Pablo Picasso, avec son fond bleu irradiant et vibrant, est placée à côté de Famille de paysans, de Rudolf Otto, que notre œil d'aujourd'hui peine à regarder. Ou Le sorcier d’Hiva Oa de Gauguin et ses couleurs vives, ses volumes cernés de noir, son paysage relevé et aplati comme un décor de théâtre, et Jugement de Paris, d'Ivo Saliger, présentant quatre figures en pied dans un paysage morne.

Il nous semble aujourd'hui que tout ce qui touchait à l'émotion, à la sensation, devait être évacué selon les nazis. C'est impressionnant de constater comment l'iconographie d'une époque comme celle-là – au travers des arts visuels, mais aussi via la presse, la publicité, le cinéma – semble plusieurs décennies après si tranchée, réduite à quelques propositions ténues, mornes, figées. On y voit un rétrécissement de l'imaginaire, du rêve et finalement de la liberté de penser. C'est à dire qu'en effet, la peinture est aussi une forme de pensée, celle de l'artiste et, plus tard, celle du spectateur qui se déploie à la vue des œuvres d'art.

Vint ensuite la vente de Lucerne de 1939, dont nous avions pu voir une exposition importante à La Cité Miroir en 2014. Le Musée des Beaux-Arts de Liège acquit à l'époque plusieurs œuvres importantes, dont Le sorcier d’Hiva Oa qu'on peut admirer une nouvelle fois aujourd'hui. La question à l'époque fut de décider s'il fallait acheter ces œuvres pour les sauver, ou ne rien acheter, car l'argent rassemblé retomberait sous forme de bombes, comme l'expliquait Rosenberg qui fit campagne contre la vente.

Au fil de l'exposition se dessine le portrait d'un homme et s'illustrent près de 80 ans d'Histoire. On y apprend quantité de choses et on s'abreuve de la beauté des œuvres de PicassoNature morte à la tête antique, Pichet et coupe de fruits, quelques arlequins –, de Braque – comme Nu couché, Le duo –, de Matisse avec La robe rayée ou l'immense Déjeuner de Fernand Léger. Catalogues, photographies, fac-similés, films, illustrations sonores vous accompagnent. On complètera la visite par la lecture du livre d'Anne Sinclair, disponible en poche. Une remarquable proposition, à ne pas manquer.

 

 

Rue la Boétie
La Boverie
Parc de la Boverie
4020 Liège
Jusqu'au 29 janvier 2017
Du mardi au vendredi de 9h30 à 18h, samedi et dimanche de 10h à 18h
www.21ruelaboetie.com

 

Muriel de Crayencour

Fondatrice

Voir et regarder l’art. Puis transformer en mots cette expérience première, qui est comme une respiration. « L’écriture permet de transmuter ce que l’œil a vu. Ce processus me fascine. » Philosophe et sculptrice de formation, elle a été journaliste entre autres pour L’Echo, Marianne Belgique et M Belgique. Elle revendique de pouvoir écrire dans un style à la fois accessible et subjectif. La critique est permise ! Elle écrit sur l’art, la politique culturelle, l’évolution des musées et sur la manière de montrer l’art. Elle est aussi artiste. Elle a fondé le magazine Mu in the City en 2014.

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