La ville du Havre et son port ont été complètement anéantis au cours de la Seconde Guerre mondiale. L'architecte Auguste Perret a été chargé de reconstruire la ville, utilisant les techniques les plus modernes de l'époque, notamment la préfabrication, la standardisation, les potentiels peu exploités du béton, toutes techniques mises en œuvre dans l'application d'un plan d'urbanisation global à grande échelle.
Philippe De Gobert (né en 1946) s'est forgé un nom garant de qualité depuis le début des années 1980. L'artiste reconstituait alors en modèles réduits volumétriques une série de tableaux célèbres, comme Les époux Arnolfini de Van Eyck, La chambre de Van Gogh à Arles, Les valeurs personnelles de Magritte, pour ne citer que les plus marquants. On sait combien la miniature incite à la rêverie. Or, ces maquettes en relief trompe-l'œil fascinent tout en suscitant un malaise, car aucune humanité ne s'y manifeste, alors que la présence humaine est partout lisible dans les objets, leur disposition, les couleurs, les décors, voire le souvenir, etc. Une aura mystérieuse se révèle, comme en creux, en négatif, pour reprendre le terme de la technique de la photographie par laquelle s'est formé l'artiste. La peinture qui a inspiré Philippe De Gobert n'est plus qu'un modèle, tandis que l'artiste construit son œuvre avec les 3D et la photo. Ces miniatures, photographiées, feraient illusion auprès des œuvres originales tant leur reproduction est précise. Ceci soulève une question : qui est le plus irréfutable, l'œuvre d'art peinte originale qui a amputé la réalité de son volume en passant de trois dimensions à deux, ou la maquette qui revient à la vérité de son espace ? À partir d'un jeu qui a l'air bien innocent, Philippe De Gobert interroge une des conventions majeures de toute peinture de représentation.
La reproduction serait-elle plus vraie que le modèle ? Partant de cette interrogation, il était prévisible que l'artiste se mette à piocher l'ambiguïté de la perception. Cette fois, ce sera par un travail exclusivement en trois dimensions. D'où la série des Ateliers où l'auteur imagine l'antre créative de certains de ses confrères, Marcel Duchamp, César, Yves Klein ; ou encore Barnett Newman, Josef Albers, entre nombreux autres, toutes maquettes où l'architecture inventée se met à ressembler à l'œuvre qu'elle abrite ! On n'est pas loin de la magie. Une présence invisible s'ajoute, paradoxale parce que causée par une absence, comme si un fluide troublant générait ces incarnations. Philippe De Gobert provoque lucidement cet émoi, n'hésitant pas à semer volontairement des signes, discrets, comme un peu de poussière, un furtif déchet, il égratigne l'air de rien quelque matière pour indiquer des marques d'usage, ajoute un écho à l'épaisseur du temps, toutes façons de rendre vivants ces lieux orphelins de leurs occupants. L'artiste perturbe ainsi une construction qui aurait un côté trop parfait, donc aseptisée d'émotion.
Le même processus se réinvente depuis toutes ces années, par exemple quand le sculpteur-photographe imagine New York, ville grouillante de ses dix millions d'habitants, en n'y montrant que ses toits déserts vus depuis le métro aérien. Ou encore des espaces en chantier et des lieux d'exposition conçus pour être photographiés sous divers angles, parfois de l'intérieur, ou encore des boîtes contenant les éléments de telle ou telle prise de vue antérieure. Ou de simples architectures que l'artiste trouve remarquables, etc. Pendant des décennies, Philippe De Gobert a joué, comme un prestidigitateur, de l'illusion entre les modèles en volumes 3D et leurs photographies 2D, le grand et le petit format, la documentation rigoureuse et l'imagination, la réalité et la fiction, la pédagogie et l'ironie, l'original et sa reproduction. Les variations sont multiples qui explorent les coulisses rarement présentées dans la fabrique de la représentation.
Sans un énorme bagage technique et de nombreuses astuces, une telle fantasmagorie resterait vœux pieux. Par exemple, l'auteur sait que, pour obtenir l'illusion de lumière naturelle dans les photographies qu'il tire de ses constructions, il est nécessaire de composer un complexe d'éclairages artificiels, comme au cinéma ou comme dans tout travail de studio. Travaillant en réduction, Philippe De Gobert mobilise un savoir-faire artisanal accumulé avec le temps que l'on appelle les petits secrets du métier. On peut le dire autrement : il faut tricher pour paraître vrai. Ce phénomène d'enchantement s'amplifie quand l'auteur expose côte à côte la maquette en modèle réduit et la photographie en grand format qui en est tirée, inversant les rôles convenus tant l'esprit humain est accoutumé au contraire. Voici qui expliquerait le titre de la présente exposition au Havre : Du merveilleux en architecture au conte photographique.
Invité par la Ville du Havre à réaliser un travail photographique inspiré de l'architecture et l'ambiance particulière qui y règne, Philippe De Gobert expose aujourd'hui un ensemble à la fois pédagogique et poétique, puisque l'exposition commence par divers lieux architecturaux qui ont fait rêver l'auteur, et l'ont ensuite poussé à en réaliser des maquettes en 3D. La qualité artisanale de telles réalisations est à couper le souffle, tant l'artiste met en valeur des capacités tellement décriées, telles que le savoir-faire lié à une idée forte, la patience, l'ingéniosité, la précision et l'exigence d'un travail artisanal haut de gamme qui ne compte pas son temps. En seconde partie d'exposition, l'artiste a réalisé des modèles réduits de l'entrée du port, du centre-ville et d'un de ces remarquables appartements spécialement conçus par Perret. Il ne s'agit en rien d'une réplique, car Philippe De Gobert agence ces éléments dans le but d'en inventer des photographies.
Dans son studio bruxellois, à des centaines de kilomètres du lieu qui lui a servi de repérage, l'artiste travaille les éclairages, adjoint un fond de ciel nuageux, varie et différencie chaque atmosphère, car plus que jamais, ce sont les qualités de lumière qui transforment la réalité en féerie inventée. Sachant qu'il n'y a aucune intention narrative préalable, ni de fidélité historique, l'ensemble de ce travail hétéroclite devient un merveilleux conte photographique à partir de l'architecture réelle, interprétée. Il faut rappeler qu'un conte est un récit de faits imaginaires, et qu'en aucun cas les œuvres présentées ici ne sont tenues à respecter ce qui est, ou ce qui a été. Le mot merveilleux quant à lui indique l'étonnement inexplicable et quasi surnaturel, très peu réaliste en tout cas.
Philippe De Gobert explique: "Il faut appréhender cet ensemble de photographies comme une fiction imaginée par un artiste avec toutes les libertés et la distance qu’un poète est en droit de prendre avec l’histoire et la réalité. Ce qui m’intéresse, c’est la richesse au niveau poétique et pas tellement dans la vérité du contenu." Sans le moindre doute, ce processus de création était présent depuis les premières œuvres il y a quatre décennies. Mais jamais autant qu'ici, aujourd'hui, cela ne paraît aussi évident, s'inspirant de la réalité mais seulement comme support à l'imagination. Serait-il absurde de mettre en parallèle la démarche d'Auguste Perret et celle de Philippe De Gobert, l'un et l'autre étant confrontés à la construction d'un monde qui lui est propre ? Perret l'a fait pour les habitants d'une ville, Philippe De Gobert le fait avec des images et des maquettes, sans âme qui y vive. Le mot de Gaston Bachelard semble avoir été spécialement rédigé pour cette exposition : "Une image qui rêve, il faut la prendre comme une invitation à continuer la rêverie qui l'a créée."
Un mot encore pour évoquer la fin de parcours de cette exposition admirable, avec un film tourné par Jean-Marie Châtelier dans l'atelier bruxellois de Philippe De Gobert. Il montre le dispositif mis en œuvre depuis le début, la construction des maquettes, le travail des fonds nuageux, les réglages des éclairages, jusqu'au moment de la prise de vue photographique. Magnifique… et, sans jeu de mots, éclairant.
Philippe De Gobert
Du merveilleux en architecture au conte photographique
MuMa, Musée d’art moderne André Malraux
Le Havre
France
Jusqu'au 7 novembre
www.muma-lehavre.fr
Journaliste
Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.
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