Comment Picasso flirte avec l'abstraction

Vincent Baudoux
25 janvier 2023

Pablo Picasso est un mythe. Pour le cinquantième anniversaire de son décès, 42 expositions sont organisées de par le monde, dont celle de Bruxelles aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence à Bruxelles, en partenariat avec le Musée national Picasso-Paris.

Né en 1881 à Malaga, Picasso est un enfant prodige. À douze ans, il dessine aussi bien que la plupart des grands maîtres de la Renaissance. À quinze ans, il exécute en une seule journée l’épreuve d’entrée de l’Académie de Barcelone, alors que deux semaines sont nécessaires aux autres concurrents. Le reproche souvent entendu : « Il ne savait pas dessiner » est donc infondé.

En 1907, il rencontre Georges Braque, et ensemble ils créent le cubisme. L’alchimie prend vite entre ces deux créateurs que tout oppose. Il semblerait que Braque apporte les intuitions, des voies inexplorées, alors que Picasso les développe immédiatement de manière radicale, jamais encore entreprise dans le champ pictural. La liste des inventions du tandem est bien longue, puisqu'à peu près n’importe quel fragment étranger au monde habituel des tableaux peints à l’huile peut convenir. C'est le principe du collage, devenu si normal à nos yeux.

Picasso joue, il invente en fonction de là où sa fantaisie le mène. Sa première règle est qu’il n’y a pas de règle. L’analogie de comportement avec le petit chimiste qui prospecte hors des sentiers balisés semble pertinente : Picasso manipule, réalise des expériences picturales sans jamais en référer aux modes d’emploi ni aux contre-indications, et peu lui chaut le résultat. Vite lassé, l'artiste passe à autre chose. Il s’ébrouera avec la même innocence dans d’autres pratiques comme la céramique, la sculpture, le bas-relief, le dessin, les costumes et les décors de théâtre, la gravure, la fresque, etc. Son attitude ne concerne pas seulement sa pratique artistique, il se comporte ainsi dans la vie, par exemple vis-à-vis de ses compagnes successives qu’il rejette dès que la lassitude, puis l’habitude, s’installe.


Pulsion animale

Picasso n’a pas plus de respect pour autrui que pour les normes artistiques ou sociales. Il agit de même avec ses pairs qui ont l’imprudence de lui ouvrir leur atelier. Le roublard espagnol voit plus vite, et mieux, le potentiel des recherches d’autrui, qu'il chaparde… pour faire mieux ! Il n’est donc pas étonnant, dès lors, que ses collègues artistes auront à cœur de vérifier que les portes soient verrouillées à double tour quand la visite de leur confrère est annoncée. Pour Picasso, son attitude n’a rien de répréhensible, d’autant que les artistes sont toujours les enfants de ceux qui les précèdent. C’est ainsi qu'il relit à sa manière les grands prédécesseurs de l’histoire de l’art quand ils remettent en cause la sacro-sainte idée de représentation. On songe à Diego Velasquez, Paul Cézanne et Édouard Manet, entre bien d’autres.

Picasso obéit à sa pulsion animale, comme la créature mythique qui pourrait lui servir de totem : le taureau. La bête ne s’embarrasse pas de nuances, sa force brutale charge, viole, détruit. Elle est la métaphore de la tyrannie sanguinaire, voire de la débauche et de la luxure. Comme la créature du labyrinthe, jamais rassasié, il n’écoute que ses pulsions, et a besoin d’un apport régulier de chair fraîche, car « Tout l’intérêt (de l’art) se trouve dans le commencement. Après le commencement, c’est déjà la fin. » 

Picasso copierait la pulsion vitale de la nature, non pas dans ses formes, mais dans son processus. Cela signifierait que, pendant des générations, les artistes ont passé leur temps à copier, à représenter. Picasso interroge cette méthode qui suppose un avant et un après, ce qui exige un modèle préalable et sa reproduction postérieure.

Alors que ses prédécesseurs transformaient le soleil en un point jaune, Picasso transforme un point jaune en soleil. Picasso nous leurre, car s’il bidouille sur sa toile, il prend grand soin d’ajouter ici et là l’un ou l’autre détail plus ou moins réaliste, qui ferait croire quand même à l’antériorité d’un sujet, ici un bout d’œil, là l’amorce d’un pied, ailleurs quelques fragments de doigts. Reste à trouver un titre, un leurre. Il est remarquable que, aujourd’hui encore, nombre d’exégètes sont persuadés qu’une image de Picasso est d’abord une représentation, déformée, abîmée, dont on retrouve ici et là l’un ou l’autre fragment figuratif. Si l'habitude liée à des siècles de peinture de la représentation laisse à croire qu'il en est ainsi, l'actuelle exposition organisée par les Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles montre qu'il faut regarder et voir cette œuvre tout autrement. Picasso laisse supposer qu’il est un peintre figuratif qui flirte avec l’abstraction. Il n’en est rien, car l'artiste utilise sa palette et sa toile comme terrain de jeu, et ensuite berne son monde avec l’un ou l’autre détail réaliste, et enfin un titre. Ce procédé d’inversion est aussi simple et aussi magique que l’œuf de Christophe Colomb. Et, pour tout dire, génial.

 

Picasso & Abstraction
Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
Rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles
Jusqu'au 12 février 
Du lundi au vendredi de 10h à 17h
Samedi et dimanche de 11h à 18 h
fine-arts-museum.be

 

 

 

Vincent Baudoux

Journaliste

Retraité en 2011, mais pas trop. Quand le jeune étudiant passe la porte des Instituts Saint-Luc de Bruxelles en 1961, il ne se doute pas qu'il y restera jusqu'à la retraite. Entre-temps, il est chargé d’un cours de philosophie de l’art et devient responsable des cours préparatoires. Il est l’un des fondateurs de l'Ecole de Recherches graphiques (Erg) où il a dirigé la Communication visuelle. A été le correspondant bruxellois d’Angoulême, puis fondateur de 64_page, revue de récits graphiques. Commissaire d’expositions pour Seed Factory, et une des chevilles ouvrières du Press Cartoon Belgium.

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